Le 34

Leandro Ávalos Blacha Traduit de l'espagnol (Argentine) par Guillermo Tangelson et Martín Bertone
          Sur les documents officiels le nombre de mineurs pris au piège omit un des prisonniers. Il n’avait pas été oublié, il n’était pas mort : Pedro Valdivia avait disparu.

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          Pendant la descente, les hommes commençaient à penser à ce qu’ils laissaient là-haut. Familles, épouses, enfants, compagnes, projets. Et la surface devenait instable. Les tunnels n'étaient que le béton qui la soutenait. Sans eux, ne restait que la misère.

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          Pedro avait juré qu’il ne descendrait plus. Mais il était là, comme tout le monde. Son visage calme cachait l’angoisse qui le parcourait. Il avait une raison d'être là-dessous. Ce qui comptait là-haut pour lui avait été détruit. Le sang de sa femme commençait à former sur ses mains une croûte foncée qui, mêlée à la terre et à la poussière, le recouvrait comme une deuxième peau. En entrant dans la blessure que les hommes ont ouverte sur la montagne, Pedro se souvint de celle du cou d'Amalia. Il désira vivement pouvoir la suturer.

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          Ils commencèrent à descendre. Pedro cherchait dans la mine les pas de son père, qui s’y était aventuré comme un explorateur. Il ne se rappelait plus à quand cela remontait, mais il gardait en mémoire les récits qui l'avaient conduit au fin fond de la terre.           « La seule richesse cachée est le temps » lui avait-il dit dès son enfance, comme on le lui avait lui-même appris. Le grand-père d’Antonio fut le premier à dire que chaque strate de la Terre contenait la clé de ce qui se passait à la surface. Les premiers dessins de Pedro étaient des ébauches enfantines de la maison et de sa famille dans le monde imaginaire que décrivait Antonio. Dans ce monde, chaque événement à la surface produisait des répliques dans les strates souterraines qui le supportaient. La vie s’écoulait comme sous une cascade, elle chutait, irréelle, en puissance, jusqu’à atteindre le centre où tout ce qui confluait se matérialisait dans la couche externe.

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          Selon Antonio, son frère Pedro, revint un après-midi d'un village voisin avec une femme beaucoup plus jeune que lui. Dès le premier instant, Antonio tomba amoureux de la jeune femme qui, même si elle ne voulut pas le montrer, le regarda aussi avec intérêt. Antonio s'efforça de se maîtriser et de se convaincre que la jeune femme n'avait rien de spécial, et qu’elle ne l’attirait que parce qu’elle était nouvelle et un peu différente des autres femmes du village. Ce serait passager. Mais les mois s'écoulaient et le sentiment, loin de diminuer, s’accrut. Antonio commençait à haïr son frère et à éprouver de la répulsion chaque fois qu’il le voyait l’embrasser. Elle, si jeune ; lui, si vieux, si chanceux, et si peu reconnaissant de ce qu’il possédait : Pedro continuait de fréquenter des prostituées et d’autres femmes. Malgré cela, un dimanche, en famille, ils révélèrent la grossesse et les projets de mariage. Antonio ne se réjouit pas. Plongé dans des états qui le portaient de la dépression au désespoir, il ourdissait des plans pour en finir avec son frère, avec sa femme et avec sa propre vie. Mais le crime lui semblait plus lointain que les histoires avec lesquelles il avait grandi. Il s’enfonça dans la mine, à cette époque abandonnée. S’il existait une chance, même faible ou mince, de changer ce qui semblait définitif, il la saisirait. Pour sa famille, Antonio avait disparu, mais personne n'en saurait rien. Il disait avoir dégagé une strate qui changea le cours des choses : Pedro annula son voyage à Villa Clara à cause d’un accident et chargea Antonio de faire le travail. Le jeune homme rentra, accompagné de sa promise, et ce qui avait eu lieu avant cela n'avait jamais existé.

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          Pedro sentait que, d’une certaine façon, il portait sur ses épaules tout ce qui n'avait pas eu lieu : le frère jamais né, la vie malheureuse de son oncle et, surtout, le poids du secret. Lui seul, en tant que fils aîné, connaissait l’histoire d’Antonio, et avait juré de ne jamais la raconter. Son père n’était pas fier de ce qu’il avait fait. Pour empêcher que son frère n'aille à Villa Clara, Antonio le conduisit à dessein dans une zone où il y avait un risque d'éboulements. Il ne prit pas le temps de penser à ce qui pourrait lui arriver : Pedro survécut, mais il se fit une blessure à la jambe, qui ne guérirait jamais. La façon dont il claudiquait lui valut le surnom de « boiteux » et son âme se fit hostile, antisociale, au point de devenir l’ermite du village. Antonio pensa que la vie pleine qu’il offrirait à son fils équilibrerait l’existence sombre de son frère. En son honneur, il donna son nom de baptême à son premier fils.

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          Lorsqu’Antonio fit son second voyage, Pedro avait 17 ans et la mine était toujours abandonnée. L’homme visita la chambre de son fils avant de partir. Il avait fait quelque chose qu’il regrettait et qu'il devait corriger. Cela avait encore à voir avec sa femme. Il dit au revoir sans donner de détails. Pedro ne sut jamais ce qu’il était devenu ni s’il avait réussi. Sa mère vivrait sans avoir souffert d’autre malheur que l’abandon.           La réouverture de la mine redonna espoir à beaucoup d’habitants. Bien des jeunes comme Pedro devinrent mineurs. Chaque descente était pour lui une chance de retrouver des traces d’Antonio et de son histoire. Bien que parfois il doutât fortement du récit de son père, il était bon, lorsque les choses devenaient difficiles, de ne pas se fermer à cette histoire, inaccessible peut-être, mais qui augurait un présent différent.

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          Ce matin-là Pedro s’éloigna de ses camarades avant l'éboulement qui les ensevelirait. Ses pas s'enfoncèrent par une ouverture qui l’avala dans la seconde, sans lui laisser le temps de crier. L’homme frappa les parois du passage, sur la pente abrupte. Il ne pourrait pas dire combien de temps dura la chute. Après ce qui sembla quelques secondes de panique, il perdit connaissance. Son corps chuta lourdement et l’écho de l’impact retentit entre les parois.           Pedro se redressa lentement, comme s’il se réveillait après une mauvaise nuit. Il avait mal à la tête, au dos et aux extrémités du corps. Il resta assis, les bras sur les genoux, tenant son front entre ses mains. En ouvrant les yeux il ne vit que l’obscurité. Un écran noir. Lorsque ses yeux s’habituèrent à l’environnement, Pedro identifia une paroi à côté de lui. Bien qu’endolori, son corps réagissait et l’homme put se mettre debout.           Il inspecta les lieux et avança lentement, en faisant attention de ne pas tomber dans une nouvelle cavité qui l'aurait avalé. Pedro sentit un air familier et vit qu’il avançait sûrement, confiant. Approchant de la sortie, il vit la lumière du soleil et comprit qu’il ne s'agissait pas d'une hallucination. Il se trouvait à l’entrée de la mine.

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          Au loin se trouvait le village. Pedro marcha comme étranger à lui-même, aussi impatient qu'inquiet de ce qu’il trouverait. Le chemin était désert, aussi aride et hostile qu’à la surface, sans rien qui le peuplât. Pedro guetta un indice qui lui assurât qu’il était arrivé à l’endroit qu’il cherchait. Quelque chose comme sa femme, vivante, étendant le linge mouillé sur la corde ou préparant le déjeuner. Après qu'il eut découvert Amalia sans vie, si irrémédiablement inanimée, aucune preuve ne serait aussi tangible. L’homme se pressa. Il reconnut sa maison au loin, et celles de ses voisins. Cependant, en s’approchant, il vit que la vieille maison était en parfait état, et que les chambres qu’on lui avait ajoutées à la naissance des nouvelles générations n’existaient pas. Pedro était abasourdi. Comme si son vœu avait été entendu, Amalia parut dans la cour. Elle avait les cheveux plus courts et l’air maigre, mais Pedro ne douta pas qu’il s’agît d’elle. L’homme voulut courir et l’enlacer. Amalia prit un seau d’eau et rentra tout de suite en disant quelque chose à voix basse. Pedro avait entendu des voix dans la maison qui la réclamaient. Il essaya de s’approcher du bâtiment sans être vu pour pouvoir mieux entendre.           La voix se fit à nouveau entendre, derrière lui cette fois-ci. Pedro tourna sur lui-même et découvrit son père, tel qu’il était la dernière fois qu’il l’avait vu. Ce n’était pas l'accueil auquel il s'attendait. « Qu’est-ce qui se passe ? », il lui demanda. Antonio écarta d’une main la cigarette de sa bouche. De l’autre il leva le fusil qu’il pointait sur la poitrine de son fils. « Il faut en finir avec tout ça, pour qu'en haut quelque chose se produise une bonne fois pour toutes ». Et il tira. Pedro vit la course des munitions avancer au ralenti vers lui. Rien que les balles sur un fond blanc. Et aucun souvenir.