La guerre

Julien Amillard
Mon père aimait la guerre. Le dimanche, lorsque Michel Drucker présentait ses invités – les mêmes que 25 ans plus tard – mon père préférait changer de chaîne et regarder les images de la guerre.

Il y en avait toujours. Après tout, il y avait toujours eu une guerre, les images ne pouvaient que suivre. Et, si ce n’était des images prises sur le vif, la caméra filmait de longues tapisseries évoquant une bataille rangée sur un drap tendu entre deux loupiottes de chaque côté de ladite bataille. C’est ainsi que les batailles devaient être, pensais-je, entre deux loupiottes ne permettant nullement de discerner l’ennemi de l’ami, les blasons couverts par la brume, il ne restait sûrement plus qu’à espérer que la langue nous permettrait de savoir si nous étions entourés d’anglais ou de français. Bien sûr, à cette époque, tous les ennemis parlaient français. C’était la langue de la diplomatie, la langue de la guerre.

La langue de la guerre devint bien plus indistincte lorsqu’Edouard III décida d’abandonner le français pour parler la langue de son peuple. L’ennemi devint alors anglais et sur les tapisseries où les hommes n’étaient que des bâtonnets à peine plus épais que les flèches qu’ils décochaient, la nuance des langues n’avait que peu d’importance.

Cela changea lorsqu’il fut possible de filmer la guerre. Non celle des tapisseries, mais celles couvertes de sang chaud, la jambe arrachée par un tir d’obus, le soldat terrorisé dans sa tranchée, recevant la pluie mêlée de boue et du sang de ses frères d’armes et ennemis ; dans les tranchées, le sang avait la même couleur, celui de la boue, avait la même odeur, celle de la poudre et du gaz.

Cette guerre semblait terrible. D’autant plus que les images en noir et blanc étaient saccadées, révélant avec encore plus de monstruosité les corps désarticulés des soldats tentant tant bien que mal d’échapper à une rasade d’obus, au tir d’un sniper, à la guerre.

Cela semblait horrible et continuait. Les images devenaient plus nettes, les mouvements des soldats n’étaient plus saccadés mais horrifiés, les corps tremblant à la vue des camps de concentration.

Leurs pères avaient vu les tranchées. Certains avaient survécu et avaient raconté l’horreur de la guerre. Ils étaient bien loin de s’imaginer ce qu’une moustache pouvait réaliser.

Ces images étaient en noir et blanc et face au noir et blanc, on ne peut que croire que cela a vraiment été. Face au noir et blanc, nous sommes tentés de croire que le monde était réellement divisé entre le bien et le mal. Le mal était sombre. Le bien était clair. Et l’horreur toujours gisait dans l’obscurité.

Or, cette obscurité s’éclaircit.

Cela commença par l’un de ces dimanches où mon père préféra la guerre à Drucker. Ce ne fut pas la guerre qui apparut alors à mes yeux, ce fut le long chemin de l’espoir s’étiolant, s’émiettant, devenant un poids si inutile qu’il ne restait plus qu’à l’abandonner avec nos vêtements avant la douche.

L’espoir s’effilait sur plus de dix heures de film : Shoah. Je ne me souviens plus des noms des familles que le film suivait. D’ailleurs, ce n’est que tout récemment que j’ai appris que ces dix heures n’étaient en réalité qu’un seul film. Dans ma mémoire d’enfant, ces dix heures étaient une série télévisée qui ne cessait de se répéter. Comme tant d’autres séries télés, je ne parviendrais jamais à la fin de la série car, plutôt que d’avancer dans l’histoire, la chaîne s’obstinait à rediffuser les mêmes épisodes qui, à force d’être vus, ne servaient plus qu’à patienter la fin du week-end.

Shoah n’existait donc pas. Elle n’était qu’une série dont il me tardait de connaître la fin. La guerre qui encadrait la Shoah n’existait pas. Cette guerre n’existait qu’en noir et blanc. Or, les moyens techniques le permettant, ils transformèrent ce clair-obscur en couleur. Les couleurs ne rendaient pas la guerre. Les couleurs ne rendaient pas la honte des femmes qui, ayant couché avec des officiers nazis, se retrouvèrent tondues. Elles ne dissimulaient le paysage couvert de morts. Le paysage devint alors verdoyant. Les soldats étaient tous souriants. Les femmes étaient belles et souriaient à quiconque. Il n’y avait plus d’ennemis, plus de territoires, plus.

La guerre n’existait plus. La guerre n’avait jamais existé. Elle n’était qu’un autre mythe devenu tapisserie.
Mon père aimait la guerre et je ne cessais de me demander ce qu’il pouvait trouver de si beau dans cette tapisserie ? Peut-être dévoilaient-elles une nature à l’homme enclin à la porter ? Peut-être qu’endosser cette tapisserie permettait de vraiment connaître notre nature ?

Je ne connaissais naturellement pas ma nature mais j’ai appris la guerre, rencontré la drôle de guerre. Comme tant de ma génération, je n’ai pas eu besoin de porter des habits camouflés et de m’enfoncer dans les rizières de Cochinchine/Indochine/Viêt-Nam. A l’instar des folles de Bukowski et des amours contrariés de Jean-Pierre Léaud, ma guerre se résuma à une femme.

Cette guerre était insidieuse. Elle débuta au moment où ma langue pénétra ses lèvres, découvrant le chemin pour mon pénis.  Comme pour tant d’hommes, l’Eldorado dura le temps de l’éjaculation. A sa suite ne reste que notre corps endorphiné s’enfouissant dans d’autres rêves ; à sa suite, les pièges se firent sentir, les réflexions sur les bulles du savon laissées par mégarde sur le savon après m’être lavé les mains, ma façon de déposer la salade dans l’assiette, ma façon de piquer dans la viande pour sentir le goût du sang, ma tendance à attendre que le vent se calme avant de me lancer dans la bataille. La bataille tournait très vite à son avantage puisque après tout, arborant un pénis incapable de discerner l’anglais du français, mon blason disparut dans les brumes d’explications, je ne pouvais que perdre.

Mes pieds sous la table, la tête penchée dans l’assiette creuse emplie par l’un de ses délicieux plats, il ne subsiste de moi qu’un être avec deux bras deux jambes et une paire de couilles usinant à tout va un égo sans je.

Pourtant, les couilles sont importantes dans la guerre. Les Aztèques, certaines tribus d’Afrique et sûrement d’autres à travers le monde, mangeaient les couilles de leurs ennemis. Les couilles étaient agrémentées du cœur de l’ennemi mais les Espagnols, face au taureau, se contentèrent des couilles et de la queue. Le fait de dévorer l’emblème de notre toute puissance devait accentuer notre gloire face aux autres. En tout cas, jusqu’au palier domestique parce qu’alors, elle me bassinait que ce n’était pas normal, le comportement des gens n’était pas normal car elle elle ne ferait jamais ça. Elle elle se contenterait d’aller danser sa salsa, narguant ses courbes et son regard à ceux qui pensent pouvoir la dominer. Elle elle ne laisserait la place à personne. Sur son territoire, personne ne peut être si ce n’est selon sa vision de la vie et la vie, il faut la vivre la vie ! Ça, je m’évertuais à le balancer en rafale, à dissimuler des mines antipersonnel, à larguer des Little Boy chargé de vins et de vérités. Mais j’avais tort, j’étais sur son territoire. Elle connaissait toutes les planques, elle savait comment me prendre en traître, connaissait mes attaques avant même que je n’y pense et ne me permettait plus qu’espérer qu’une fois en plein coït, durant le laps de temps où mon pénis serait en elle, j’occuperais un peu de son territoire.

Les nouveaux territoires ne sont pas aisés à prendre. D’ailleurs, la plupart se sont cassé les dents à trop y croire. Suite à ce désarroi, le retour au statu quo est irrémédiable. De même le fait que j’écris sur elle alors que la guerre n’existait peut-être nulle part ailleurs qu’en moi-même, lorsque je découvris que celle-ci n’était plus en noir et blanc mais arborait tant de couleurs qu’il me devenait impossible de savoir quel territoire était à défendre/occuper/attaquer. En vérité, les territoires n’étaient plus qu’un horizon d’herbe ballottée par le souffle printanier d’un alizée. Deux trous sur le flanc de son cœur.