Bons baisers de Benidorm

Jorge García Torrego Traduit de l'espagnol (Espagne) par Alexis Dedieu
Benidorm est une ville située près d'Alicante, sur la côte espagnole. On pourrait dire en Espagne, de celui qui part en vacances à Benidorm qu'il est, ou un vieux, ou un étranger, ou encore qu'il n'a pas les moyens de se payer quelque chose de mieux. Ou tout ça à la fois. Voilà où on en est. Mais avant, c'était différent. Je viens d'un village proche de Madrid, et pendant des années j'ai pu apprécier cette ville en famille, avec une sensation de bonheur et d'espoir mêlés. Un souvenir plaisant de mon enfance, et de mes atermoiements adolescents. Les machines à sous, les premiers regards échangés avec les filles, le réflexe de bomber le torse sur la plage pour tenter de faire ressortir des muscles qui n'existaient pas (pas plus qu'aujourd'hui), la chaleur de l'été, la mer, l'adolescence.

Tout se passait le mieux du monde. Tous les ans en septembre, toute la famille se retrouvait à Benidorm, pour se tremper les fesses. Et d'année en année les meilleurs endroits, les meilleurs restaurants, les plus beaux cadeaux. « On peut bien se le permettre », pensaient mes parents. Et ils y croyaient. Et moi avec eux. Je pensais que cette ascension durerait toujours. Le lycée, l'université, la photo au cadre précieux dans le salon, la fierté de la famille, les amies de ma mère envieuses, les stages et l'expérience de l'exploitation pour un petit boulot en accord avec mes qualités et mes centres d'intérêts. Au bout de quelques temps j'aurai fait mes preuves, et je pourrai alors m'autoriser à tomber amoureux à perpétuité d'une fille simple, qui ne me causerait aucune difficulté. Nous contracterons des prêts par hypothèques, elle me cuisinera des tourtes au dîner, nous regarderons les émissions les plus insipides à la télé un sourire béat au coin des lèvres, nous exhiberons nos enfants comme on exhibe de nouveaux vêtements, et finalement, nous retournerons à Benidorm, pour tenter de reconduire chez ces petits derniers cet excitant bonheur qu'aura éprouvé leur père dans cette ville maritime, de sons et lumières, et de blocs d'immeubles affreux.


Il y a quelques semaines je suis allé à Benidorm pour des raisons familiales. Il m'a semblé que je me retrouvais face à un passé débiteur, auquel je devais demander des comptes. Cela faisait près de dix ans que je n'y étais plus allé, de sorte que mon dernier souvenir de la ville remontait à mes quinze, seize ans. L'image que j'avais gardée de la ville n'était pas si différente de ce qu'elle était devenue, même si je la voyais depuis la perspective d'un être plus âgé de dix ans.

Benidorm était la même : les rues, les immeubles, le ciment, les routes. Mais il n'y avait désormais que des vieux. Des vieux partout. Difficile de tomber sur quelqu'un de la quarantaine. Et que dire des jeunes. Je crois avoir vu trois filles sur les trois jours que j'ai passés là-bas. Quel paysage. Quel cimetière d'éléphants. Quel parc d'attractions pour seniors. Des gens de toute l'Europe, des Allemands, des Français, des Anglais, des Russes, des Italiens, des Espagnols, aussi, évidemment. Mes grands-parents entre autres.

Je me suis trouvé au beau milieu d'un entassement immense de corps en fin de course, qui rendaient les armes, ployant sous la gravité. Un lieu périmé. Comme disait mon grand-père : bienvenue à la décharge !

Il n'avait pas tort. La décharge de tous nos rêves, de la richesse européenne et espagnole qui avaient tant ébahi le monde. La crise n'était pas le déséquilibre, le ralentissement, le gaspillage, ou bien si ça l'était, ce n'était que par la décharge. Nous sommes les pièces usées, rouillées d'un monde doré que nous avons reçu sans savoir d'où il nous arrivait, ni comment il s'était transformé, du jour au lendemain, en tous ces décombres. Nous devenions des décombres.