La Caisse

Inés Oyarbide Traduit de l'espagnol (Argentine) par Julie Coupet
Le soleil de novembre crevasse la terre à quelques jours de l’été, alors que l’atmosphère se fait lourde et plane, et qu'à midi, il exagère les pensées et les choses.

Un chemin central divise le village en deux ; et au bout de cette langue déployée qui sépare l’est de l’ouest, bruisse un bois qui promet ombre, verdure et infini. C’est dans cette direction que marche, alangui, le Lungo1, après avoir ensablé  sa barque dans un banc du Piray Guazú. Combien de kilomètres a-t-il vu passer sous ses rames ? Il n’aurait jamais pensé remonter la rivière aussi haut ; il compta quelques lunes de plus que les doigts d’une main. Il avait abandonné l’école quand ses chaussures et sa braguette étaient devenues trop serrées, pour s’enfoncer dans le Delta, en quête de menues monnaies que lui donneraient la dorade et le pacú.

Du côté ouest à l’aube, dans le liquide cuivre et or qui descend du Minas Gerais, les hommes blonds d’Eldorado pêchent en faisant chatoyer puis s’éteindre quelque souvenir. L’eau leur fait, dans toute sa dureté, le sourcil marron et amer de ceux qui n’ont d’autre choix que d’émigrer ; si le vent souffle, le silence tait l’horreur ; s’il fait calme, la conscience de certains est sans vergogne. Un lopin de terre et une pièce d’identité avec un nom mal recopié sont leur gage d’entrée et de sortie, quand le chagrin et la distance ne leur permettent plus de continuer.

Les bottes en caoutchouc freinaient sa marche, la poussière rouge soulevée par le vent chaud de midi adhérait à la
boue – rien de mieux pourtant, à défaut de machette, pour chasser tout type de bêtes nuisibles, une fois dans la forêt. Il brûlait d’arriver et faire une pause dans l’attente qu’un gringo bienveillant l’invite à boire une goutte. Une heure plus tard, le paysage calciné était déjà derrière lui, – l’obscurité est si dense quand on pénètre dans la
forêt – pensa-t-il. Homme d'un abord taciturne mais d’une grande intuition, il se mouvait plus aisément lorsqu’il s'agissait d'interpréter les signaux de la nature. Il épiait en tendant l’oreille et jouissait d’un très large champ de vision, qui accroissait ses perspectives sur la vie. Il avait régulièrement des pensées à répétition qui le rendaient absent, comme absorbé par la ligne qui fond la rivière et l’horizon. De l’école, il se souvenait d’un quadrillage qu’il utilisait pour compter, entreprise qui semblait aussi compliquée que ce qu’il avait maintenant devant les yeux ; c’est à coups de machette qu’il arracha à la forêt cette réplique de comptable : en ligne droite, des rangées d’une même distance de haut en bas, traversées par des lignes identiques, toutes d’arbustes verts, parfaites. Il parcourut l’architecture clairsemée. L’ombre du delta et du ranch de son enfance conjuguée à la mélancolie de sa mère ont fait de lui un homme de la pénombre plutôt que du plein jour ; habitué à ramer de nuit, il se laissera finalement vaincre par l’ardeur de tant de vie. À moitié éveillé, il visualisa la bouche de sa mère morte qui bougeait désarticulée, et qui s’approchait de lui tandis que le sommeil le gagnait. La seule idée qu’il se faisait de la mort ressemblait à ce qui se passait lorsqu’il fouillait au loin, dans sa mémoire : il n’y avait rien. Un son, entre le hurlement et le cri qu’émet un petit animal qui vient de naître, le réveilla. La récolte se faisait tôt le matin et les deux dernières heures du jour, avant que la nuit ne tombe. Pris dans les quadrants semés, il s’étira pour sortir d’un sommeil pâteux, et du coin de l’œil il distingua un abatis de bois, comme ces caisses que l’on utilise pour charger les fruits de saison dans le Paraná de las Palmas. Une de « ses » pensées l’envahit, le saisit à l’oreille, sous la forme d’une voix qui semblait souffler : « Aguti, n’ouvre la porte à personne ». De retour de la diaspora dans cette profondeur de champ où la rivière disparaît de la carte, il reconnut une des formes de la mort où les mots habitent les choses. Une unique feuille complétera le carnet de voyage, récits de siestes parmi les haies de yerba mate, en compagnie d’animaux à pattes longues et aux grands yeux, à côté de caisses d’oranges dans lesquelles les femmes enfermaient leurs enfants, pour qu’ils ne s’échappent pas pendant la récolte.
1Un des noms possibles du Boga, dans le manuscrit qui accompagne le roman Sudeste de Haroldo Conti.