Paris 17, Hôtel Eldorado, rue des Dames

Arthur Bernard
        Elle avait dit, la dernière fois qu’on s’était parlé au téléphone, le mien Trouve nous, trouve moi un hôtel nouveau, dans un quartier où on ne va jamais ou bien pas souvent et qui me changerait de tes coins souvenirs-souvenirs, tes vingt, tes trente, voire ta quarantaine, les accompagnements, livres et filles qui allaient avec chacune de ces époques, Saint Germain, le cinquième, le sixième, etc. Je crois t’entendre, après les prénoms réciter les noms des bars, les tiens, jadis ouverts toute la nuit. « La Pergola » (tu vois, je retiens !), défunte aujourd’hui, dont le gérant en ce temps avait toujours la main dans la poche de son veston bleu pétrole, comme s’il serrait un feu, se faisait appeler Gaby, devait s’appeler autrement. Revolver présumé de Gaby (il était corse) et que personne n’avait jamais même entrevu. Il devait le porter toujours sur lui, rapport aux choses louches réputées se passer dans son établissement, les mauvaises rencontres, le passé dans l’île. On était carrefour Mabillon qu’à t’écouter, je t’écoute trop, tu étais capable de transformer en vrai sens giratoire pour passer d’un comptoir à l’autre, tournez manège, tournez tournées ! En face « La Rhumerie », le « Old 
Navy » qui, eux, y sont toujours. Mais pas pareil, pas pareil !
        On devait passer deux nuits à Paris pour la Toussaint et le jour des Morts. Elle avait su s’y prendre, y faire pour me détourner de mes défunts familiaux, familiers qui ne sont en rien parisiens, plutôt ruraux, les devoirs que chaque année à cette saison, me déplaçant à leur rencontre, je leur rends d’une pensée, d’un chrysanthème. Enfin, n’exagérons pas trop : presque tous les ans et pas toujours en novembre.
        Elle me retrouverait en fin de journée, venant du Havre. Je l’attendrai, venant de Marseille. Pas les mêmes gares et deux ports qui n’avaient en commun que la marine marchande, l’ancienneté des Messageries Maritimes. Et aussi, si on veut, la littérature en partage. C’est au Havre, que se passe La Nausée. C’est à Marseille, en 91, en novembre, le 10, que meurt Rimbaud, sans parvenir à embarquer pour Suez comme il en exprimait le désir. « Dites-moi à quelle heure, je dois être transporté à bord », dicte-t-il à sa soeur le 9 et depuis l’agonie à l’intention d’un directeur de compagnie maritime, on ignore laquelle. Vingt-cinq ans plus tard, Louis Brauquier qui fut aussi de la Marchande écrira un poème sur cette disparition, criée par les journaux. L’été dernier, j’ai vu que la salle d’attente, gare Saint Charles s’appelait « Salle d’attente Arthur Rimbaud ».
        Je lui avais répondu, un rien fataliste, un autre rien moqueur, haussant un sourcil à défaut des épaules En fait tu veux que je te déniche l’Eldorado ! C’est exactement ça : l’Eldorado, la vie en rose, en doré, si tu préfères, elle avait répliqué avant de raccrocher sans rien ajouter et surtout pas A bientôt. Avec elle, j’aimais mieux. Bientôt, ça pouvait être, c’était souvent la veille et la veillée.
        Et pourtant, l’Eldorado, je l’ai trouvé. L’hôtel je veux dire. Avec l’aide de la machine, des fois celle-ci s’avère bien utile. Il n’y en avait qu’un à Paris, dans le dix-septième et rue des Dames où je n’avais fait que passer et rien retenu de marquant en cinquante ans. Un plan et un dictionnaire historique des rues de Paris m’apprirent que l’artère, une veine plutôt, en question commençait 25 avenue de Clichy et finissait 12, rue de Lévis, métro Clichy. Il ne fallait pas rêver sur le nom me refroidissait le dico, les dames en question étaient celles de Montmartre, des religieuses qui avaient par là leur abbaye. Me réchauffait par ailleurs en indiquant que le 5-7 où était installé aujourd’hui l’Eldorado, avait été dans les temps modernes l’emplacement d’un magasin de nouveautés qui s’appelait « Au diable amoureux ».
        Je consultai aussi, toujours sur l’écran, deux opinions de clients récents, dont la teneur contradictoire emportèrent le morceau et ma conviction. C’était bien l’Eldorado qu’il nous fallait, il avait survécu à notre intention, au point où nous en étions, assez bas en fait ce dont ne m’étais pas aperçu mais on peut toujours remonter. Le premier avis était chaud : 
« Nous avons beaucoup aimé cet hôtel, avec son jardin et son accueil familial. Certes, l’endroit n’est pas très contemporain, plutôt ambiance pension de famille du vieux Paris. Mais c’est ce qui fait son charme, et les prix sont très raisonnables. Petits déjeuners très agréables aussi, que l’on peut prendre dans le jardin quand il fait beau ».
        Et le second, plus froid : « Hôtel atypique qui d’après son site avait l’air pas récent mais propre. Grosse déception sur place. Les blocs prises de commande des luminaires qui se trouvent à côté de la porte d’entrée, sortis de leur logement dans le mur. Très dangereux, j’aurais pu prendre un coup d’électricité dans les mains. Moisissures dans le plafond de la salle de bain ».
        C’était parfait. En ce moment, je ne me sentais pas contemporain de grand chose ni de grand monde. Des fois aussi, je me disais que j’aurais eu besoin de courant électrique, faible, moyen, intense ou plus qui sait, pour me galvaniser un peu. L’humidité, le moisi sont de bons conducteurs.
        J’ai donc retenu pour deux nuits, celle du vendredi et celle du samedi à l’Eldorado, une chambre avec un grand lit, matrimonio, m’a dit la réceptionniste, je n’ai pas relevé. Le son de sa voix était argentin, je veux dire qu’il faisait penser à une cuiller sur un verre de cristal et que l’accent semblait être passé par l’Atlantique. Le sud.
        J’arrivais le vendredi, jour néfaste dans plusieurs religions, dix-neuf heures pile gare de Lyon. Pris un taxi qui pesta contre les embouteillages de ce cinquième jour de la Création. Dieu n’avait vraiment rien foutu pour la circulation ! Me demanda si j’étais pressé, je répondis que non. Alors, je vous mets de la musique, fit le taximan dont je ne voyais de face que les cheveux très noirs sur la nuque et les yeux de charbon dans le rétro. Comme un fait exprès, ce fut du tango.
        La dame à la réception de l’Eldorado, rue des Dames, ressemblait à la photo que, l’écoutant de loin, je m’étais claquée sur la rétine avec mon Kodak intime : pas grande mais élancée, très brune, une robe rouge sang, taille à tenir dans la main, bas du dos cambré quand elle s’est retournée, sortant de derrière son comptoir. Elle me fit visiter la chambre, la 66 au second et je me demandai s’il en existait soixante-cinq autres dans l’hôtel qui ne m’avait pas paru immense, avec ses trois étages. Elle roulait des hanches devant moi dans le couloir étroit, dans sa robe écarlate comme une muleta. Je suis mauvais taureau, si tant est que je le sois, de ceux que les connaisseurs appellent toros mansos, car ils ne foncent pas droit, pas franc. Me demanda, la torera, si la chambre me plaisait. Mucho, fis-je, en regardant la nuit sur le jardin et pensant aux moisissures de la salle de bain, qui je m’en rendis compte y étaient bien, de même que la prise potentiellement électrisante et qui sait mortelle. Me posa alors la question sur l’heure d’arrivée de la dame avec qui j’allais partager le matrimonio, rue des Dames. Répondis que je n’en savais rien. Au moment même mon portable chanta ma vieille chanson Heure exquise, qui toujours me grise. Le temps de l’extraire de la poche où je ne l’attendais pas, le sifflet était coupé. J’écoutais le message débité d’une traite hachée « Suis retardée. Désolée. Ce sera tard dans la nuit. Endors toi sans moi. Te réveillerai comme il faut. À vite ». Tard. Elle est désolée, dis-je à l’intention de sourcils interrogateurs. Ca ne fait rien, me répondirent-ils, il y a le veilleur. Toute la nuit.
        Une fois l’Argentine supposée partie, je défis mon bagage. J’étais léger. Dans mon sac de vieux cuir fauve n’y avait que le nécessaire et l’indispensable. La brosse à dents, le rasoir et une édition bilingue des poèmes d’Edgar Allan Poe, avec « Eldorado ».
        Il n’y avait pas de télé dans la chambre, ce qui écartait le risque d’implosion ou d’intoxication. Des pots de couleur vive, du rouge au jaune vif, disposés aux quatre coins, contenaient des fleurs en plastique d’au moins un mètre cinquante de haut. On se serait cru dans une forêt tropicale, le lendemain d’une catastrophe dont je n’imagine même pas le nom où tout aurait été d’un coup, saisi, plastifié. Le pire dans la fin du monde, c’est le jour d’après. Quoique. De toute façon, on n’en était pas là. Les feuilles vert acide, pour en revenir à elles étaient mitées de brûlures de cigarettes qui composaient une géométrie de trous et le faux gazon garnissant le pot était hérissé de mégots. Nul cendrier dans la carrée mais il n’était pas, semble t-il, interdit d’user de tabac. Je ne fume plus depuis la chute du Mur de Berlin. Près de la petite table à l’intention de ceux qui souhaitent écrire, papier frappé au nom, blason de l’Hôtel Eldorado et stylos billes, crayons oubliés en abondance, se dressait un frigo mastoc, quasi familial et ronfleur bruyant. La porte d’un blanc jauni était constellée de post-it, mots doux, mots plus amers comme Adios. Des mots de tout, des mots de rien du tout. Même Nada, en capitales et rageusement souligné. Le plus ancien datait d’avril dernier. J’ouvris la porte, ce qui déclencha le nasillement électrique. Vide, sauf une bouteille au contenu incolore, sans étiquette et bien entamée. Je bus, comme on se jette à l’eau une gorgée au goulot. L’alcool, une tequila latino générale, n’était pas éventé, loin de là. C’était du costaud, du brutal, fait pour mettre le feu, pour flamber les chairs fades. Je remis ça, juste une rincelette et rangeai la bouteille, droite dans le compartiment de la porte. Allai sans retirer mes chaussures m’allonger sur le lit, en long puis en travers, c’était un très grand matrimonio ! Je contemplai le plafond un bon moment. On y repérait quelques taches de moisi : la salle de bains avançait. Comme ces lézardes, qui dissimulent plus qu’elles ne les révèlent, le jour et l’heure de l’effondrement. C’est rien chouette quand même l’Eldorado, me dis-je et le pensais. Je dus somnoler un bon moment. Je ne rêvai pas mais me réveillai parce que j’avais froid.
        Pas de message. Donc bon message. Il n’était pas trop tard, peu avant minuit, la nuit encore jeune. Pris mon manteau noir, écharpe idem et sortis. J’avais faim et soif et en payant le taxi j’avais repéré un établissement, juste à côté de l’Eldorado qui s’appelait le « Café des Dames ». La torera était partie pour une autre arène, remplacée par un jeune homme, le veilleur, en train de lire, quoi je ne sais. Leva à peine les yeux et me dit juste « Tardes ». Répondis pareil. Parlant de livres, je glissai dans ma poche Edgar Allan Poe. On n’est jamais trop accompagné quand on est seul.
        Le « Café des Dames » n’était pas plein, pas désert non plus. Dans les coins, des duos, des trios, des quatuors, deux solos dont j’étais, l’autre type mes allures, en noir aussi, mon âge à peu près. Autrement c’était très varié, mélangé question clientèle, tous les âges, les sexes, les accoutrements. Le bruit de la conversation faisait plutôt un bruissement gai si la musique, en sourdine, était elle carrément triste. Mais on n’entendait que la gaîté. Ce fut naturellement la femme en robe de muleta qui vint prendre ma commande. Là, c’était le devant, le balcon, que se penchant sur moi, elle me fit miroiter : seins menus, libres et ronds. Il restait juste une part de chili mais bien servie et le fond de la casserole, c’est toujours le meilleur, annonça-t-elle en passant un chiffon humide sur la table. Je sauvais de sa vivacité le livre de Poe, ainsi que le téléphone que j’avais posé à portée de main, on ne sait jamais, on ne sait rien. Va pour le chili, dis-je. Pour le boire, pris une bouteille de rouge du pays. Faites moi confiance, avait-elle dit. Je l’écoutai. J’avalai un grand bol de chili, sauçai jusqu’à la dernière goutte avec les mouillettes de pain. Le piment dans les haricots m’emportait la gueule, le vin, âpre et fruité n’éteignait pas le feu. J’étais bien. J’avais chaud. Sueur au front et aux ailes du nez. Je ne regardai même pas le téléphone, d’ailleurs je le mis dans une poche de mon pantalon, la revolver. C’est alors, repu, buvant le reste du vin à petits coups que j’eus envie de relire « Eldorado ».
        Je devrais dire réciter car le sais par cœur et en anglais, accent épouvantable, alors me contente de remuer les lèvres sur ce que j’entends par la gorge. J’y allai de la première strophe, yeux fermés :

« Gaily bedight, A gallant knigth, In sunshine and in shadow, Had journeyed long, Singing a song, In search of Eldorado »

        Je gardais les yeux clos et à tâtons, m’humectai la bouche de vin. J’entendis une voix, celle d’un homme et grave, tout près de moi que j’écoutai en silence dans mon obscurité : « Gaiement accoutré, un galant chevalier, au soleil et par les ténèbres, avait longtemps voyagé, chantant une chanson, à la recherche de l’Eldorado ».         Je soulevais les paupières, mes persiennes et vis, je m’y attendais, l’inconnu, l’autre solitaire d’après minuit du Café des Dames, debout devant moi qui venait de le faire en français, la traduction de Mallarmé. On n’eut pas le temps de se dire bonjour que la torera était là, lançant « Je vois que vous avez fait connaissance. Je ne vous présente pas. Pas de noms, surtout jamais de noms à l’hôtel Eldorado et son annexe, le Café des Dames. Venez au fond, on va fermer ». La salle s’était largement dépeuplée depuis mon arrivée. Nous la suivîmes, l’inconnu, le sans nom et moi qui en ai même plusieurs.         En effet, elle abaissa le rideau de fer et éteignit quelques lumières. Ouvrit une porte derrière nous et ici alluma, ce qui fit entrevoir un escalier dont les marches étaient recouvertes de rouge sombre et je compris qu’il s’agissait de la montée vers les étages de l’hôtel, la 66. Nous étions là, comme des poissons dans un aquarium, une clarté restreinte et presque verte tombait de trois ou quatre lampes d’opaline, dans notre dos, le quinquet rouge permettant d’accéder à l’Eldorado. Quand je dis nous, je parle d’une douzaine de gens mais de toute sorte, qui se connaissaient depuis tout à l’heure ou cinq ans, moitié filles moitié garçons mais aucun couple apparent. L’échelle des âges comportait de nombreux barreaux, de la vingtaine à beaucoup plus haut. J’étais le plus vieux, suivi de près par l’inconnu, vêtu de noir. Qui ne me ressemblait pas, comme un frère. Alors, commença une des nuits les plus luisantes de mon existence. Je ne la raconterai guère car, au bout d’un moment, trop de vin, trop de poésie, je basculai dans l’approximation particulière autant que la générale. Tout ce dont je suis sûr, c’est d’avoir réduit mon téléphone au silence et de l’avoir oublié dans la poche revolver, pas une fois ne pensai à le consulter au cours de ces couples d’heures. On était une douzaine, enfermés dans l’antichambre de l’Eldorado, on but comme trente six, rien que ce vin rouge par lequel j’avais commencé et dont l’âpreté, au fil du temps, s’adoucissait. On parla, chanta, comme deux cents quarante. On récita des vers. Chacun se jetait à la mer. Poèmes qu’on savait par coeur, d‘autres qu’on avait écrits et qu’on croyait ne plus savoir, l’Eldorado effaçait la vergogne de les avoir commis. Pour ma part, j’y allais d’une insanité datant de mes vingt ans où je croyais croire à la lutte des classes et qui restait collée à ma cervelle, à la dure-mère :

« Alors le baron dit Donnez-moi quelque chose de fort, Et il reçut sur son crâne pelé Un formidable coup de bâton »

        Je fus et j’en ai honte, très applaudi.         L’inconnu qui ne me ressemblait en rien, même pas comme un frère, dit qu’il ne savait rien d’autre que ce qu’il m’avait dit, la première strophe en français du poème de Poe, traduite par Mallarmé. Puis se tut, tout le temps qu’il restait. Vers la fin se leva et se dirigea vers les lavabos. Il ne revint pas, ce dont personne ne s’inquiéta. Il devait y avoir là bas, une porte dérobée qui donnait sur la rue par laquelle il était parti. Quand je m’y étais rendu, je n’avais rien vu mais n’avais pas l’œil à ça en vérité. On arrivait vers l’extinction, le son du départ. Seuls ou accompagnés, ils et elles, les camarades de nuit, se dirigeaient vers la lumière rouge et l’escalier pareil, tous locataires de l’Eldorado. Il ne restait plus que la torera et moi, l’un contre l’autre, très près, sur la banquette. Je regardai l’heure à mon portable, il était pile six heures du matin. J’avais aussi un message « Je ne viendrai pas. Désolée ». La torera me regardait. Elle dit Alors elle ne vient pas. Ce n’était pas une question. Je répondis Non, mais elle est désolée. L’autre me dit Alors tu viens ? Je répondis Alors je viens.         Ne me demandez pas de parler du reste. Il fait nuit à nouveau et c’était il y a quelque temps déjà ce que je raconte. Mais ce fut une bonne Toussaint et un bon jour des Morts. Un des meilleurs dont je me souvienne. Nous ne quittâmes pas la 66, en tout cas pas moi et je ne regardai pas le plafond, la moisissure, la fissure cachant celle qui était cachée et à venir. Sauf au cours de ses absences d’où elle revenait, chargée de boire et de manger. Le matin du départ, quand je voulus payer la note, elle fit, presque colère Tu m’as bien regardée ? Et après un instant de réflexion Donne-moi le livre. C’est un bon prix. D’accord, j’ai fait mais laisse moi voir si je sais encore la fin. Et je récitai, suivant sur ses lèvres les mots muets qu’elle lisait dans le livre ouvert : « Par delà les montagnes de la lune, et au fond de la vallée de l’ombre, chevauche hardiment, répondit l’ombre, – si tu cherches l’Eldorado ».