Le treillis du rideau de fer est tiré depuis plusieurs années. L'édifice est discret, semble abriter une ancienne galerie commerciale, entre deux hauts immeubles. Rodríguez Peña 254. Une rue étroite, encombrée, passante. C'est le quartier des banques, des administrations publiques, et des bureaux. Trottoirs étroits, bousculade et ballet incessant des cinq ou six lignes de bus qui zèbrent la rue. Le frontispice, délabré, indique – typographie totalitaire, englobante et sans aspérité, lisse comme le marbre – : « Casa Sviza. Propiedad de la sociedad filantrópica suiza ». La peinture bordeaux s'écaille, seuls ceux qui ont fréquenté les lieux de la tombée jusqu'au lever du jour, en sa glorieuse époque, savent ce qu'ils représentent.
La Casa Suiza, a été construite en 1861, et a été, pendant la période qui va des années 20 jusqu'à 1978, louée sans interruption par le Shimmy Club, une association afro-argentine fondée en 1882 par Alfredo Núñez, afin que chaque soir pendant une semaine, la communauté afro-portègne y installe ses bals de carnaval. Le lieu est désormais fermé depuis plusieurs années, et il coulerait encore de beaux jours dans l'oubli collectif si le désir des propriétaires de la revendre et de la détruire n'avait fait réagir l'ensemble des associations et des collectifs attachés à la sauvegarde du patrimoine afro-portègne.
Defensa 1464
Changement de décor, on quitte le microcentro pour San Telmo, rue Defensa au numéro 1464. Dans cette maison coloniale, sous les coursives et balustrades desquelles passent désormais des milliers de touristes tous les jours, se trouvait un centre culturel où la communauté afro-portègne avait l'habitude de se réunir, avant qu'elle n'en soit délogée. Le lieu est chargé d'histoire : À trois cent mètres, les eucalyptus du Parque Lezama, où l'on situe la première fondation de la ville de Buenos Aires, en 1536, par Pedro de Mendoza. Sur ce monticule, un monument taillé dans la pierre à son effigie célèbre la mémoire de celui qui s'était pourtant résigné à abandonner ce nouveau port, en proie à l'hostilité du milieu. À cinquante mètres, en contre-bas de la rue, plaza Dorrego, les couples rodés font leur numéro de tango. La proximité du port et du Tango sont deux éléments importants, dans l'histoire de ces descendants de la communauté afro-argentine qui ont partie liée avec cette casona de la rue Defensa.
Si l'on flâne, le dimanche après-midi dans les parages, impossible de ne pas entendre les percussions du corso dominical, ce petit cortège qui n'est pas vraiment un carnaval, et accompagne le déhanché des danseuses de Candombé. Cette danse au rythme tribal, qui puise ses inspirations dans les racines africaines du Brésil et de l'Uruguay ; qui a traversé le Río de la Plata ; qui jouit de cette période propice à la redécouverte, par une partie de la population portègne, du folklore indigène ; qui n'est désormais pratiquement dansée – curieuse énigme – que par ceux qui sont encore là : c'est à dire les descendants de populations européennes.
Car s'il y a bien une question que se pose tout étranger lorsqu'il s'installe à Buenos Aires, c'est celle de savoir ce que sont devenues les populations d'origine africaine en Argentine. C'est précisément celle à laquelle choisit de répondre l'équatorien David Rubio, à travers son moyen-métrage Defensa 1464. Et le cinéaste de mettre en lumière cette fameuse légende urbaine, que selon plus des trois-quarts de la population portègne interrogée, il n'y a jamais eu de populations noires en Argentine. En retraçant, à travers l'histoire de cette demeure coloniale, – ancien marché d'esclaves –, celle de la communauté africaine d'Argentine, en rencontrant et en interrogeant leurs descendants, David Rubio s'unit par le documentaire à un pan confidentiel du cinéma latino-américain, qui vise à comprendre un aspect encore tabou de l'histoire locale. Secret à moitié occulte, fragilement soutenu par un mythe fabriqué de toutes pièces, et qui rappelle les projets de « blanchiment » de l'un des pères de la nation argentine, Sarmiento1. Secret enraciné dans l'inconscient collectif, et le refoulement d'un crime qui pourrait avoir valeur de génocide, s'il n'était déguisé en action de défense nationale. Et pourtant on l'entend parfois, dans la rue : « ceux qui n'ont pas été décimés en première ligne, sur le front de la guerre du Paraguay, la fièvre jaune de 1871 s'est chargée de régler leur sort ». Defensa n'est ainsi pas qu'une adresse géographique ou une évocation historique noyée dans l'imaginaire urbain. C'est l'étrange coïncidence par laquelle l'histoire marque du sceau de l'ironie tragique, comme un indice maladroitement oublié, le devenir de la communauté afro-argentine. En 1810, un tiers de la population portègne était d'origine africaine. Aujourd'hui, on estime que 3% des argentins le sont encore.
« África mama tambor / Yo soy tu hijo no importa el dolor » entend-on à un concert du groupe La bomba del tiempo : comme partout aux Amériques où elle est présente, l'histoire de la communauté africaine se confond avec celle de l'esclavage. En Amérique du sud, le commerce triangulaire passe, depuis ses origines au XVIe siècle, par Buenos Aires et Potosí, en Bolivie, où se trouvent les exploitations minières d'argent, de plomb et de zinc. Dans le film de David Rubio, il est dit qu'une porte dérobée de la demeure sise rue Defensa, au numéro 1464, ouvrait sur un souterrain secret qui menait au-delà du Parque Lezama, jusqu'au port de Buenos Aires. David Rubio a rencontré la plupart des membres actifs de la communauté afro-portègne engagés dans la sauvegarde et la récupération d'un patrimoine enfoui, à travers plusieurs associations, « África vive »,
« Mismisamba », etc. Mais en retraçant l'histoire de cette ancienne maison coloniale, le cinéaste écarte pourtant (délibérément ?) cette autre histoire, plus contemporaine, qui inscrit également dans le patrimoine urbain, un aspect de l'histoire afro-portègne : celle de la Casa Suiza et du Shimmy Club.
Le Shimmy Club
Les soirées du Shimmy Club sont étroitement liées au Candombé, mais aussi, et on l'ignore souvent, au Tango. La grande salle principale de la Casa Suiza accueillait non seulement des orchestres de Tango, tels que ceux qui étaient dirigés par les afro-portègnes Enrique Maciel et Tomás Santillán, mais également des groupes de jazz ou de musique caribéenne. Au sous-sol, dans des salles adjacentes, les familles ou les affinités se regroupaient pour s'adonner au Candombé portègne, et à la Rumba. Chaque famille avait sa table attitrée et amenait ses propres percussions. Lors de la clôture du Carnaval, dans la chaleur de février, tout le monde sortait défiler en Comparsa dans la rue Rodríguez Peña, en chantant et en scandant. Le cortège s'avançait au rythme d'une fièvre entraînante, qui s'orientait vers des états proches de la transe. Des photos en noir et blanc, prises dans les années soixante et retrouvées sur des coupures de presse, rendent compte de la frénésie qui habitait ces sous-sols embrumés de chaleur et de fumée. C'est l'atmosphère des rassemblements populaires, et aussi, peut-être, de l'entre-soi. Les fronts sont brillants de sueur, les regards sont vifs ou alanguis, les sourires découvrent les dents. Les tablées sont patriarcales, familiales, les conciliabules s'y fraient un chemin entre les volutes de musique, où se résignent à en être abruties. On y place les enfants, et aussi les vieillards. Et comme sur n'importe quel cliché où transparaît l'allégresse familiale et communautaire, on en oublierait presque que ces scènes occupaient une place isolée dans l'un des panoramas les plus sombres de l'histoire politique locale.
Quels liens y'avaient-ils entre le Tango et la musique afro ? On sait désormais que les débuts du Tango se situent au cœur de la période dite de la Guardia Vieja2 de 1897 à 1920, avec la création du Tango El entrerriano par le compositeur afro-portègne Rosendo Mendizábal (1868-1913). À l'époque, la plupart des orchestres de Tango étaient composés d'un grand nombre d'afro-argentins, parmi lesquels Enrique Maciel (1897-1962) ou Horacio Salgán, qui a énormément influencé le style de Piazzolla. Ce sont les Comparsas portègnes qui ont engendré le Tango3, quoiqu'il soit difficile d'avoir une idée précise de ces sources musicales : les paroles se divulguaient sur des prospectus musicaux, tandis que la musique n'était pas couchée par écrit. Mais le répertoire incluait certainement des caractéristiques empruntées aux polkas, aux mazurkas, aux valses, aux hymnes, ou aux havanaises, que les musiciens afro-argentins mêlaient à des influences stylistiques propres.
Le Shimmy Club est un lieu fantôme, exhalant une mémoire aux antipodes du visage contemporain de l'Argentine, et pourtant pas si lointaine. Tango, Candombé, Comparsas, Rumbas, vivent ou revivent aujourd'hui à travers des adeptes qui s'en emparent comme on se pare du vêtement d'un autre pour se l'approprier. La communauté devenait invisible, tandis que la musique survivait. Désormais, le folklore est alimenté par de nombreux argentins d'origine européenne, et l'appartenance à la culture afro va bien au-delà de l'origine ethnique.
1Sarmiento était un homme de lettres et homme politique argentin. Son souhait de forger l'identité de la nation argentine sur des critères européens l'a conduit à élaborer une politique d'immigration et de peuplement basée sur des critères ethniques. L'Argentine devait être une nation peuplée d'européens de « race blanche ».
2L'ancienne garde.
3À Montevideo, au cœur de la Ciudad vieja, une plaque commémorative posée par l'Argentine rend hommage au peuple uruguayen pour avoir, dit-elle, porté le Tango jusque sur la bande occidentale du Río de la Plata, à travers l'un des plus célèbres Tango du monde, La Cumparsita. La proximité étymologique avec la Comparsa afro-américaine est sans doute un indice supplémentaire.
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