La fable de la sagesse populaire

Rodolphe Bacquet
Les cités perdues, les trésors cachés, les quêtes qu'ils suscitent, avec cartes, voyages et bagarres à la clé, arrivent un soir de notre enfance sous la forme d'une VHS rapportée par notre grande sœur qui fera de la petite télévision du salon, branchée à un magnétoscope et dissimulée en journée derrière la porte en bois verni d'un placard aux poignées dorées, la fenêtre ouverte sur des aventures où les rêves de fortune empruntent des chemins semés de mort et de barbarie. Quelques temps auparavant, ou quelques temps après, peu importe – car la chronologie importe guère dans ces lectures et ces visions qui susciteront autant d'allers-retours que de confrontations finissant par se mêler en un seul univers aux lois canoniques mais s'enrichissant de nombreuses facettes et de variations –, à quelques temps de là, donc, nous trouverons dans un grand bac à livres, chez un libraire, un volume aux dimensions inhabituellement grandes, à couverture bleue, et donnant accès à plusieurs aventures découpées en cases où il est question de toison d'or, de pierre philosophale et de labyrinthe crétois ; au même moment d'autres bandes dessinées nous emmènent au Pérou, en Egypte, nous font pénétrer dans des caves de châteaux ou naviguer entre des îles du Pacifique. Nous avons sept ans et nous comprenons que ce qui fait mouvoir tout ce petit monde est l'or dont brillent les bracelets incas, les totems qu'adoraient des civilisations disparues, et la gloire de leur découverte.

Les récits qui nous captivent ont, pour but, cargaisons de caravelles espagnoles, joyaux de couronne, idoles païennes, butins fabuleux de voleurs orientaux, mines inépuisables de métaux précieux, artefacts ésotériques aux pouvoirs occultes et destructeurs, avatars terrifiants de la malédiction et du génie humains, espèces sonnantes et trébuchantes de la volonté de puissance, d'abondance, d'immortalité, réclamant un long périple jusqu'à la géographie lointaine et les vestiges de temps anciens où mystères et légendes veillent jalousement sur la cristallisation de mirages.

Ces contes, qui ont eux-mêmes pour objet des fables, tiennent dans le creux de leur main toute la grandeur et la vanité de l'âme humaine, que meut le désir du gain absolu, inimaginable, mais aussi le rêve du voyage édifiant, le fantasme de l'inaccessible brusquement à portée de main, comme récompense de l'effort au risque du sacrifice. On voit ici quelle place privilégiée tient l'El Dorado dans la collection de ces miroirs aux alouettes : la cité d'or est tout à la fois le trésor et l'écrin. Elle devient l'archétype du genre. Elle est le joyau disproportionné, renversant l'échelle ordinaire du trésor dont l'on peut s'emparer, et qui ici, une fois atteint, nous englobe, nous comporte, proprement inemportable, ne nous laissant comme alternative que la destruction suite à notre passage, et à la rigueur quelques miettes dérisoires en souvenir dans les poches – dérisoires pour l'El Dorado, mais de nouveau inestimable de retour au monde normal, si on y revient entier, et avec pour corollaire la promesse d'une indélébile mélancolie. C'est un monde hors du monde, répondant à ses propres règles, ou plutôt à sa seule règle : une utopie éblouissante, une réponse à l'obsession vénale de ce qui resplendit. En fait, c'est absurde, comme tout idéal : lorsqu'on remplace l'or, en tant que matière première, par un autre élément arbitraire, comme l'a malicieusement fait Carl Barks en 1948, en lançant Donald et ses neveux à la recherche d'une cité, cachée dans les brumes des Andes, où tout est carré, même les œufs, la chimère fait sourire. L'El Dorado ne fait pas sourire, elle attire. Barks dessine des canards en quête d'œufs carrés : l'histoire se réduirait au grotesque si elle ne mettait précisément le doigt sur le mécanisme moteur de toute quête de ce genre, le désir de posséder ce que personne ne possède.*

Nous ne tardons pas, face à nos albums de bande dessinée et nos romans, face à nos écrans de télévision et de cinéma, à remarquer que l’El Dorado est systématiquement empoisonnée, ou à tout le moins piégée : les obstacles pour y accéder, nécessaires au récit pour avancer et au héros pour affirmer sa valeur, prennent tour à tour la forme d'énigmes à déchiffrer et de pièges indigènes à déjouer, sous peine d'échouer et de perdre la vie. Ces énigmes et ces pièges, ingénieux et pervers, sont devenus des attributs à part entière du trésor, donc de la narration. C'en est aussi l'aspect le plus ludique.

Le XIXème siècle fut fécond en auteurs retors. Le goût de l'énigme gagne ses lettres de noblesse avec les romans de Jules Verne, Stevenson et Conan Doyle, qui lient de manière étroite (et pérenne) la quête à la cryptographie. Ce ne sont que charades, devinettes et jeux de piste. Des jeux d'enfants, aux enjeux d'adultes. Face à une telle inventivité, nous ne saurions être passif : nous voulons participer à la résolution du casse-tête à mesure que les pages que nous tournons le révèlent. Les Enfants du capitaine Grant sont menés, de bout en bout, par l'interprétation des parties manquantes d'un message à demi-effacé : les horizons traversés par l'ensemble des personnages dans ce volumineux roman sont déterminés par les différentes tentatives du professeur Paganel pour reconstituer les coordonnées indiquées par le capitaine Grant, ce qui les fera parcourir le globe par le 37ème parallèle de latitude. L'Ile au Trésor, bien avant Houellebecq, pose de façon claire et opératoire la problématique de la carte et du territoire : la découverte du magot dépend avant tout du déchiffrement avisé et en situation des signaux indiqués sur le document, enjeu nécessaire des luttes entre les protagonistes. Conan Doyle, qui avait le goût du message codé, comme on s'en rend admirablement compte à la lecture de la nouvelle Les Hommes dansants ou du premier chapitre de La Vallée de la Peur, imagine, dans une autre aventure de Sherlock Holmes restée fameuse, Le Rituel des Musgrave, qu'un poème familial d'apparence anodine récité de père en fils mène en réalité à la couronne perdue des Stuart. Il faudra une inquiétante disparition pour amener Holmes sur scène et lui faire comprendre ce que plusieurs générations d'une même famille n'avait pas vu dans ce texte qu'ils avaient sous les yeux depuis des lustres et récitaient cycliquement ; la déduction est une fois de plus la clé du coffre à trésor. On ne saurait compter, dans les récits du siècle suivant, les trésors dont la localisation dépend de la résolution d'un message crypté : Hergé, en bon lecteur des auteurs mentionnés plus haut, s'en souviendra évidemment dans le Secret de la Licorne, dont le secret du titre est gigogne, d'abord contenu dans les mats de maquettes de navires, puis couché sur des parchemins indéchiffrables, avant de mettre à l'épreuve, littéralement, les lumières de leur lecteur, et mènera au titre suivant, Le Trésor de Rackham le Rouge. Et, depuis, il n'est pas une chasse au trésor qui n'ait besoin, pour démarrer, de la réunion des composantes de l'énigme, avant l'exercice de leur décryptage, ouvrant la porte à la dernière partie du jeu ; on projette, même, des messages cryptés dans une démarche analogue à celle du Rituel des Musgrave, mais à grande échelle, nous invitant, comme Sherlock Holmes, à déceler des signes cabalistiques partout : dans les lignes de Nazca, les calendriers mayas, et les peintures de Léonard de Vinci.

Quant au piège diabolique, protégeant l'accès au trésor ou provocant la mort de celui qui s'en empare, il nous semble qu'il s'est développé, et généralisé, dans sa forme canonique, plus récemment, par la bande dessinée puis par le cinéma. Le danger mortel guettant l'aventurier n'est pas une nouveauté : plus le gain est gros (et l'aventurier cupide), plus le danger est cruel : l'Eldorado constitue à ce titre l'exemple le plus célèbre, et le plus dramatique, puisque des hommes sont réellement morts à sa recherche. Il est notoire que la cupidité et la convoitise blessent et tuent plus souvent qu'elles n'enrichissent - on se contentera de rappeler les ravages de la ruée vers l'or, que ce soit d'épuisement ou de règlements de compte façon far west. Ce risque-là est cependant naturel, et logique, dans ce type d'entreprise. Carl Barks, dans l'une des histoires mettant en scène sa célèbre création, Uncle Scrooge (oncle Picsou en français), imagine une forme sophistiquée de châtiment guettant celui qui pousserait trop loin sa quête de fortune au mépris du respect des hommes et de la culture : les rues pavées d'or des Sept cités de Cibola (l'un des nombreux noms de l'Eldorado), regorgeant de richesses, mènent tout droit au clou de ce spectacle, une grimaçante statuette en or massif. Les neveux de Scrooge (Riri, Fifi et Loulou en VF), dépositaires du capital jugeotte de l'équipe, découvrent que cette statuette repose sur un pilier dont le fragile équilibre, s'il est rompu, libère un gigantesque rocher en forme de boule qui détruira, par effet domino, les sept cités et enfouira leurs richesses. En fin de compte, ce sont les Rapetous qui, cédant à l'appât du gain, déclencheront le piège mis en place par la population disparue de Cibola. L'autre effet domino de cette boule géante, c'est la postérité du mécanisme : Steven Spielberg, qui reprend au début des Aventuriers de l'Arche perdue l'idée de la boule géante libérée par le déplacement d'une statuette en or, déclinera le procédé tout au long de la série des Indiana Jones, dont l'immédiat succès populaire engendrera pléthore d'ersatz (des Allan Quatermain mettant en scène Richard Chamberlain et Sharon Stone, aux Benjamin Gates et autres Momies), tous dotés de leur piège mortel devenu poncif du genre : pas de cité d'or perdue sans son mécanisme fatal, oscillant entre l'anti-vol antique et la leçon philosophique.

Mais, nous sommes maintenant à l'âge de l'adolescence, et les mêmes lectures, les mêmes films qu'autrefois, nous apparaissent sous un éclairage différent ; nous en découvrons d'autres, également : Hugo Pratt et John Huston parlent eux aussi de chasses au trésor. Les énigmes et les pièges, malgré toute leur ingéniosité, parviennent à la même fin. La quête de l'Eldorado, et son éventuelle découverte, implique quasi systématiquement qu'on n'en jouisse pas. Car tous ces aventuriers, réels ou imaginaires, sont dépassés, voire écrasés, par le poids de cet or imaginaire ; les conquistadores se perdent dans la jungle et meurent en la cherchant, les héros de films et de bandes dessinées s'en tirent, au mieux, humbles et flanqués d'un amour de roman, au pire, brisés, défigurés, souffrant physiquement et mentalement : une peine pire que la mort. Pour s'en tirer vivant, et sain, il ne faut rien emporter d'autre que sa propre édification. Les reliques découvertes par Indiana Jones ne restent jamais entre ses mains ; l'oncle Picsou, dans les histoires de Carl Barks, ne gagne jamais l'or qu'il découvre, toujours distinct de celui qu'il possède déjà. De même le trésor de l'île de Stevenson n'est plus là où le mentionne la carte, la couronne des Stuart, chez Conan Doyle, va au musée, pour ne citer que les exemples déjà évoqués. Les quêtes de l'Eldorado se terminent par l'effacement du trésor en tant que tel au profit de la leçon que sa recherche a occasionnée : c'est la morale, traitée sur le mode bon-enfant ou ironique, de ces trajectoires qui confinent infatigablement au récit d'initiation ; illusions perdues. On renonce, de gré ou de force, mais après l'avoir touché du doigt, à l'Eldorado. Voici Corto Maltese : ses aventures ont un rythme plus méditatif, et une tonalité plus poétique. Pourtant, Corto déchiffre lui aussi des énigmes, inscrites sur des cartes à jouer ou sur les murs de Venise, à la recherche de trésors de pirates, de la clavicule de Salomon, de lingots d'or dans un train perdu en Sibérie, il est confronté à l'épreuve antique du labyrinthe dans une ultime aventure, autour de Mû, la cité perdue, mais la quête est plus que jamais sa propre justification : Corto ne s'enrichira jamais, en tout cas jamais à l'aune des pistes mythiques sur lesquelles il se lance de façon fort désinvolte d'ailleurs - sa démarche tire son esthétisme de l'hommage, mi-ému, mi-amusé, que Pratt rend au classicisme, à la course aux mondes oubliés, dont la nostalgie seule, et non pas la crédulité, justifie l'aventure.

Avant Corto, Pratt imagina pour l'une des toutes premières histoires dont il écrivit lui-même le texte, une Cité perdue d'Amon-Râ dont seuls l'héroïne Ann, et un prince incognito prénommé Dan, tous deux adolescents, sont témoins de la splendeur – juste avant que le prêtre égyptien qui en avait permis la fondation 5000 ans plus tôt, ne la réduise lui-même en cendres. Les adultes de l'histoire – parmi lesquels l'ancêtre de Corto Maltese, un certain Tipperary O'Hara – tombent, au seuil de la découverte de cette mythique cité égyptienne cachée en Afrique centrale, dans un piège que n'eût pas renié Carl Barks, et ne sortent de leur torpeur souterraine que grâce aux deux jeunes héros et aux bons conseils du mage égyptien. Il est trop tard : la cité vient de s'effondrer, et le mage les invite à considérer qu'elle était faite de la même matière que les songes. L'art de Pratt, arrivant à maturité dans cet âge d'or des bandes dessinées d'aventure des années cinquante, modèle un message qui ne cessera d'irriguer son œuvre : l'enfance et l'adolescence seules ont le privilège de voir les cités perdues. Les adultes ne peuvent qu'y croire, ou en douter. C'est à partir de là que les choses se corsent pour eux.

Dans une même pensée, mais plus désabusée que nostalgique, plus passionnelle que flegmatique, John Huston a filmé le même genre d'épopée douce-amère, d'abord bercée d'illusions, puis violemment écorchée dans le mouvement de roulette russe des évènements et de la corruption humaine : la fortune, dont la poursuite engendre vices et vertus, qui exalte et épuise l'homme, ne manque jamais de faire éprouver à celui-ci ses deux faces. Le Trésor de la Sierra Madre, où l'on trouve un Humphrey Bogart à contre-emploi dans son rôle d'aventurier gagné par une folie aurifère faisant sauter un à un ses fusibles de civilisation, s'achève sur le rire des survivants, après que l'or si douloureusement tiré de la montagne, cet or qui a provoqué tant d'angoisses, d'antagonismes, d'héroïsme, de mort et de délire, s'est envolé au vent. Oui, le mouvement est le même, mais chez Huston, il n'est plus question d'initiation, ni de leçon à retenir, car la leçon arrive trop tard : on a déjà perdu la tête, à l'image de Michael Caine, devenu dément, ou de Sean Connery, décapité, à la fin de L'Homme qui voulut être roi. C'est probablement la fable la plus éclatante, fastueuse, à l'issue inversement glaçante et misérable. Adaptée de Kipling, qui s'y connaissait également en âpres désenchantements, l'odyssée des personnages campés par Sean Connery et Michael Caine, tous deux aventuriers et francs-maçons, nous emmène au Kafiristan, province inaccessible située aux confins des Indes britanniques, foisonnant de richesses exubérantes héritées d'Alexandre le Grand. En somme, une sorte d'Eldorado oriental, tout aussi perdu, et non moins rutilant. Le récit se distingue des autres du genre en ce qu'il exauce le vœu des aventuriers, vœu vulgaire, ordinaire, d'être adulé et tout-puissant : l'un devient l'égal d'un dieu, l'autre le général en chef de son armée, tous deux commandent ce pays désertique et doté de tonnes d'or, jusqu'à ce que le peuple, qui les avait porté aux nues, précipite le premier au fond de son ravin le plus profond, et chasse à tout jamais le second après l'avoir crucifié trois jours... L'Eldorado, comme accession à la condition divine, est atteinte jusque dans l’expiation de l’aventurier en tant que martyr.

L'imagination peut tout. S'emparant de l'Eldorado, elle conçoit les dangers les plus sensationnels, les perversités les plus raffinées, les trésors les plus merveilleux, mais de tous ces récits, que nous fréquentons depuis notre enfance et dont nous continuons à rencontrer de nombreux avatars, pas un seul ne conte une destinée conforme au fantasme de celui parti à sa recherche. L'imagination peut tout, hormis concevoir le succès de son extravagance. Nous refermons le livre, nous refermons, par sa poignée dorée, une porte de placard en bois verni sombre.
*Don Rosa, qui fut le principal continuateur de Barks question canards, emmènera de nouveau Donald et compagnie dans la cité des œufs carrés, mais cette fois-ci flanqués de l'oncle Picsou, tout comme il conduira l'ensemble du groupe à l'El Dorado, pour de bon cette fois-ci. Quelque chose gêne dans ces histoires qui s'adressent pourtant au même lectorat : sous la plume de Don Rosa, et par la déclinaison inlassable de la confrontation entre l'oncle Picsou et sa Némésis, Gripsou, les cités perdues redeviennent un simple enjeu d'enrichissement. Débarrassée de son absurde McGuffin, l'aventure perd en ironie.