A mes grands-parents Odile et Frédéric Mayer
Mai 1946. Au lendemain d’une guerre au cours de laquelle il a perdu deux de ses frères et rencontré sa femme Odile, catholique alors qu’il était juif, mon grand-père, Frédéric Mayer, embarque en famille vers une nouvelle vie, en Argentine. Là où, quatre ans auparavant, ses propres parents ont trouvé refuge avec leur plus jeune fils.
Grâce à l’aide d’un oncle lui-même établi à Buenos Aires depuis la fin des années 20, Frédéric pâtissier de formation, ouvre sa fabrique de chocolats. Deux enfants, dont ma mère, étaient déjà là, quatre autres naissent au cours des années suivantes. Les affaires prospèrent. Mais ma grand-mère, loin des siens, peine à s’acclimater. Six ans après son arrivée, la famille rentre en France, laissant derrière elle mes arrière-grands-parents et mon grand-oncle, devenu père puis grand-père dans l’hémisphère Sud. Je n’ai pas connu les premiers, mais le second, récemment disparu, séjournait régulièrement à Paris.
Mai 2010. A mon tour, je pars pour Buenos Aires, accompagnée de ma mère Roselyne, sur les traces d’une histoire familiale née des remous de la grande Histoire et reconstituée par bribes, via la collecte d’archives et de récits de première et de seconde main. Dans les rues du « Paris latino-américain », épaulées par la famille argentine, nous nous livrons à une sorte de jeu de pistes semé d’indices trompeurs et où les révélations débouchent parfois sur de nouvelles énigmes.
D’emblée, cependant, ma démarche entend dépasser une perspective strictement historique et documentaire pour faire du « trésor » le jeu de pistes lui-même. Il s’agit d’explorer et de me réapproprier une partie de mes racines en composant avec les aléas de la mémoire et les formes de sa transmission, ainsi qu’avec les heureux accidents du hasard. Le fruit de cette quête est donc un travail délibérément composite.
C’est en couleur, avec la distance et la pondération propres à l’usage du moyen-format, que je me suis attachée à capter les lieux liés à l’enfance argentine de ma mère, jalons de cette plongée dans le temps. En contrepoint, c’est en 24x36 et en noir et blanc que j’ai choisi de restituer ma propre expérience sensible de la ville, un journal visuel complété par des notes écrites, tout aussi impressionnistes.
Mon propos est de faire dialoguer ces deux séries « contemporaines » non seulement entre elles, mais avec une constellation d’archives familiales, photos prises essentiellement par mon grand-père au temps de l’exil argentin et documents divers (télégrammes, cartes postales, publicités pour les chocolats de mon grand-père, dessins d’enfants, etc.) datant de la même époque. Enfin, dans le cadre d’une installation s’ajoutent des « objets trouvés », collectés lors de mon séjour argentin, qui font écho aux thématiques de mon projet.
Ainsi, la forme même de ce travail renvoie à des allers-retours d’ordres multiples, entre le passé et le présent, le réel et l’imaginaire, le personnel et l’universel.
© 2013 Chloé Devis