Une photographie de Santa Marta

Florence Malfatto
        Retrouvée la chaleur et les cieux des tropiques qui collent à la peau, la torpeur des après-midis interminables écrasés de soleil.
        La mer grise, scintillante à laquelle on voudrait toujours revenir, dans laquelle on cherche à se fondre en ces après-midis béants de lumière et de sécheresse.
        Retrouvée l’apathique volonté et le désir d’antiques demeures délabrées et sublimes, sous la chaleur mortelle, aux fenêtres ouvertes, laissant entrer le matin poreux à gros flocons de lumière pâle.
        Retrouvé ce goût pour la paresse, le soir, au pas des maisons, dans le balancement nonchalant de ces chaises en osier, et des hamacs tendus étirés entre deux coins de ciel.
Retrouvées l’agitation, la poussière et l’essence des centres, les marchés débordant de fruits et de poissons, de graisses fondamentales.

        Le soir, le vent venait enfin sur la ville. Le vent arrivait d’un bord du ciel avec ses serments d’orage. Il faisait chaud. Les arbres frémissaient à la promesse de l’eau, les orangers, les manguiers, les bougainvilliers, les grandes palmes nues. Mais il ne venait rien, que du vent sur le port, dans les petits fanions des bateaux, sur les grandes feuilles opaques du Parque de los Novios, de ce vent qui s’engouffrait dans les rues le soir tombé et faisait bruisser les arbres.
        La nuit était presque toujours belle. Elle apportait avec elle une délivrance.

        Presque toujours les après-midis avaient en eux quelque chose d’insupportable, on espérait la fin, on attendait que ca passe, dans l’ombre d’une chambre ou immobile dans l’eau, avec sa patience, le corps diffracté en mille petits morceaux de mer.
        C’était l’heure verticale, celle du soleil tueur, de ses acharnements, et la ville s’assoupissait le temps d’un vertige, celle des chiens aplatis sur les plaques d’ombre, sur les dalles, cherchant le sommeil trompeur au coin des édifices. Les femmes Wayuu avaient étalé leurs sacs multicolores devant les immeubles, assises en cercle, attendant l’arrivée du soir. Il y avait une élégance incroyable dans leurs robes, la beauté tranquille et un peu dure de leurs visages, leur impassibilité.
        Des portes, des seuils d’ombre se dérobaient parfois aux ruelles aveuglées de blancheur, laissant transpirer la tranquillité assoupie des patios, l’obscurité des jalousies peintes aux fenêtres des maisons.
        On essayait d’échapper à la chaleur mais il n’y avait rien de plus absurde. On essayait d’y échapper sur le pas des maisons, dans les jardins, devant les boutiques, dans l’amertume de la bière.

        Les matins étaient tendres. C’étaient les heures où tout vit, où tout s’apprête à cheminer au ralenti. Sur le pas des églises on entendait les hosannah des onze heures. Parfois, une brise balayait les feuilles, les papiers épars sur les grandes esplanades, jusque dans les ruelles aveuglées de soleil. Au cours de ces promenades, je pensais presque toujours à Mérida, à ses parvis et à ses ombres, à ses grandes demeures faites pour le songe, pour l’utopie, aux faubourgs pleins de marchands, de terre et de rumeurs. Au soleil de Mérida, à ses heures de sieste, à ses arcades. Il y avait comme une curieuse parenté caraïbe entre ces villes de mer et de soleil.

        La musique aussi était omniprésente. Chaque nuit s’ouvraient de longs combats entre les échoppes, chacune couvrant le bruit de la boutique voisine par sa propre musique, jusqu’à ce que cette dernière monte le son, et ainsi de suite. Le son des accordéons se mêlait aux basses bruyantes, aux crissements des cumbias. Il y avait, le soir, des éclats d’accordéon partout dans la rue. Il y en avait tellement, qu’à la fin, on y pensait même plus.

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        Un soir, j’étais assise devant mes carnets, à la table abritée par les manguiers, dans la chaleur opaque de la fin d’après-midi, et la lumière déclinait un peu. Tu m’avais regardée d’un air interrogateur, un peu ironique. De ces regards qu’il t’arrivait de poser sur ce qui t’entourait, une manière silencieuse de poser les questions.         Tu avais regardé le crayon qui traçait des lignes, le monologue lent du crayon sur le papier.         Dans cette manière de regarder qui t’était propre, mais à laquelle je n’avais pas réellement prêté attention, avant ce soir-là, il y avait une sorte de tendresse. Comme si tu avais fini par croire qu’il ne valait peut-être pas la peine de laisser une opportunité aux mots.         Moi, je me souviens, j’aurais voulu parler. Te raconter tout cela, la capture, l’écriture de la lumière sur le papier, interposé comme un écran devant les choses. Te dire que ce qui m’absorbait, cette soustraction de la présence, de l’attention, au moment du soir qui tombait, à l’odeur des fleurs de manguier qui se dégageait très fort et montait avec la nuit, était précisément la condition d’une certaine mémoire, d’un certain enregistrement du monde.         Tout arrivait trop tôt, ou trop tard.         Je n’avais rien dit parce que je ne savais pas expliquer tout cela. Maintenant devant cette photographie que j’ai prise, il me semble que je sais. Et j’ai l’impression que quelque chose passe, ou se passe. Pas autour de moi. Dans le drame, intérieur, je veux dire, la violence.         L’absence se résume aux très vieux tracés sur une carte, à une ou deux photos, aux divagations d’une imagination solitaire. A ce presque rien d’une impatience, d’un souvenir et le temps s’égraine comme un long chapelet d’ennuis. Dans l’absence on n’entend rien. C’est comme parler sous l’eau, ou dans un bocal. Tout est sourd.         J’aurais pu te dire que le monde était hermétique comme une orange dont on avait beau peler les peaux, et qui ne se déferait jamais pourtant de sa rondeur infime, douce, infinie. Que je pouvais passer mon temps à peler les peaux du monde pour me rendre compte à la fin que sous la peau des soleils il y a toujours les peaux d’autres tristesses, d’autres voix, d’autres abymes. Qu’on cherchait à déduire, de manière irréductible, les lois de passage entre les mondes, et on ne trouvait à la fin que du vent.         Comme le vent la nuit, soufflait sur Santa Marta, sur les maisons, et embarquait tout, et les arbres bruissaient, murmuraient.         Longtemps après ce soir-là, où nous étions assis à l’ombre des manguiers, j’ai repris les longs tunnels d’aéroports et de métros. Je suis rentrée chez moi, longue rue un peu enneigée, un peu en pente, les immeubles dorment sous la neige, et moi je dors sous leur sommeil, la mémoire et l’absence font partie du festin, et moi je dors beaucoup, je rêve en noir et blanc.         Je n’ai pas trouvé de prétexte pour revenir arpenter ces terrasses, ces esplanades pleines de soleil. Si je revenais, ce serait dans très longtemps, assez longtemps pour que je ne reconnaisse rien.         Et si je demeure pourtant pendue, accrochée aux villes caraïbes, c’est par un pan fondamental, une part tenace de ma mémoire. Est-ce que je n’ai pas tellement cru à cette part, qu’il aurait fallu inventer un prétexte pour ne pas l’enfouir ? Mais elle sera enfouie, nécessairement – et parce qu’elle sera enfouie, elle demeurera intacte, un trésor.         Tout comme s’enfouissaient ces villes de mer sous le soleil rageur, et continueront à être enfouies, irrémédiablement ; et s’enfouissaient, de même, tous les pans d’ombre, abolis par un jour qui éclatait de toutes parts, qui assommait les chiens, mettait fin à leur errance. Les chiens s’affaissaient et rêvaient, et je voulais croire leurs siestes remplies de visions hagardes, hallucinées, leurs pattes happant le vide. Il y a longtemps, les chiens devaient avoir vécu comme des chacals, terrés des jours entiers dans les trous de sable. Jaunes comme la terre au beau milieu de ce désert de sel et de mer. C’était le temps des morts, pas des hommes. Tout comme ce soir-là, ce soir dans l’odeur des fleurs de manguiers ce n’était pas vraiment le temps qui passait sur nous.         C’était la marche pleine, obscure et dense du soleil.         Je me souviens du ciel de santa Marta.         Et je pense aux villes caraïbes.

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        Le lendemain, comme tous les autres jours, nous étions allés à la mer. Sur la moto taxi qui nous emmenait des faubourgs de la ville, je regardais défiler les cieux de mer, un peu voilés et étals, brouillés, de ces cieux baudelairiens. Il faisait une chaleur à crever, parfois aspirée par le vent et la poussière du petit chemin de terre emprunté par la moto. En arrivant, la mer était toujours aussi belle. La mer avait gardé ses promesses. Il faisait lourd. Aux alentours de cinq heures, le ciel a grondé comme avant l’orage.         Moi j’étais debout, immobile dans l’eau, parmi les pélicans, à attendre le temps de la délivrance. Ce soir là, il n’a pas plu.

Santa Marta, Juillet 2012 Paris, Mars 2013