Autant en emporte l'espace

Mariano Levat Traduit de l'espagnol (Argentine) par Alexis Dedieu
C'est l'histoire de Penny et Will Robinson, du docteur Smith et d'un robot ordinateur de reconnaissance environnementale. Mais il y a aussi Papa et Maman Robinson, la sœur Judy, et le major Don West. Huit personnages pour un voyage plus qu'étrange vers les mystérieux confins du temps. Une photo de Fernando Pessoa flotte, affranchie de l'attraction terrestre, sur les commandes de Jupiter II, le vaisseau interplanétaire dans lequel voyage la famille Robinson, et dont la route vers la constellation Alpha Centaury se trouve en ces circonstances altérée par la surcharge qu'occasionne dans le vaisseau un insoupçonnable passager clandestin : le Dr. Zachary Smith, qui est non seulement l'espion saboteur du projet spatial Alpha Control, mais surtout un porc dépourvu de la moindre éthique. Nous sommes en l'an 1997, et le prix Nobel de la Paix Julián Weich arrose les fougères du jardin global, entre les coriaces et les galactosaures. 
          Il fait beau, en décembre, à Buenos Aires. La chaleur favorise la procrastination ou l'oubli de vieilles disputes autour de la question de savoir qui est le meilleur trompettiste du moment. Gonzalo affirme que c'est Clifford Brown ; Titilini se prononce pour Dizzy ; Amarito opte pour Miles Davis, et Selena – qui n'y connait pas grand chose mais en profite pour citer un disque de son père – tend davantage à Howard McGhee. Il s'agit, bien évidemment, du mois de décembre de l'année 1959. San Lorenzo de Almagro est le dernier club champion en date du football argentin. 
          Mais revenons à 1997, et ne dévions pas. C'est l'histoire de quatre personnages absolument oubliables, n'était le grand message final qu'elle contient en guise de morale, instruction civique et conclusion éthique. C'est à dire que cette nuit-là, aux « Dos Teros », la caverne du jazz enclavée au cœur de San Telmo... Attends, attends, tu n'as quand même pas avalé cette histoire de message final, d'instruction civique, de morale et de conclusion éthique, si ? Bon. Aux « Dos Teros », disais-je, snack-bar et combo de jazz, à l'affiche dès neuf heures du soir : Dizzy Gillespie All Stars à Buenos Aires. Autrement dit, Gonzalo, Titilini, Amarito et Selena, avalés comme un seul homme par les « Dos Teros ». Lancement intergalactique sur un autre plan temporel. Jupiter II, un vaisseau à toute épreuve, le rêve de tout astronaute plus ou moins introverti. Comment se représentait-on 97 en 59 ? (Dieu que c'est laid, en chiffres), pardon – quatre-vingt-dix-sept en cinquante-neuf : déjà mieux.

Bigre ! Et un monde qui ne veut pas inventer de solutions qui l'éjectent de l'atmosphère. « J'ai entendu parler de ce qu'ils comptaient faire de l'atmosphère lors du prochain numéro », lâche Titilini, sur le ton du secret. « ça doit être Dizzy Atmosphere, bêta », répond Amarito. Le groupe part pourtant sur Blue'n'Boogie : Stan Getz, Jay Jay, Louis Hayes, saxo ténor, trombone, batterie, cuivres ardents en collision avec l'atmosphère incandescente de Sunev, la galaxie de Xia Gala. Personne ne se souvient maintenant du pari que Titilini avait lancé à Amarito de séduire Selena, qui avait étonnamment abandonné le lycée car elle trouvait qu'y demeurer n'était pas sincère. Une sincérité à toute épreuve. Eux, universitaires. Elle, ancienne élève de la Normale. « Normale », quel mot brutal, mais enfin : mille neuf cent cinquante-neuf, curieux quatuor fondateur du Flash Gordon Buenos Aires Fan Club. De nouveau dans la lune, encore amoureux, toujours amoureux. Je poursuis : je crois qu'ils se représentaient un quatre-vingt dix-sept bien trop mécanisé, comme le sont finalement aujourd'hui certains supermarchés des quartiers nord. Il est évident qu'aucun d'entre eux n'avait idée de combien l'humain se transformerait. Absolument aucune. 

— Parfois je me demande – Selena interrompt un irrécupérable espace de silence – comment tu peux écrire, regarder la télévision, écouter de la musique, griffonner sur des feuilles blanches, et lire le supplément du dimanche, tout ça en même temps.

— Moi, je me demande seulement comment je peux lire le supplément du dimanche.

— Alors, dit Selena, il y a trois raisons pour pouvoir voyager dans la machine à remonter le temps, mais tu n'as le droit qu'à une seule. Une raison, une année, un jour dans l'année, et c'est parti !

Je réfléchis quelques secondes, et la regarde, comme si les heures n'existaient pas. Le temps où je l'observe ne s'écoule pas dans le temps réel. L'heure du téléphone se bloque dans les fils tranquilles et obsolètes qui dorment sous le passage Arizona, entre l'avenue Álvarez Thomas et l'avenue Combatientes de Malvinas. 

— Tu fais des mots croisés, ou c'est une vraie question ?

— C'est une vraie question, dit-elle, avec ce regard jamais altéré en trente-sept ans.

— C'est simple, alors : la raison, c'est toi.

Elle se trouble et sourit.

— Un accès de romantisme, monsieur ?

— La raison, c'est toi, je répète, aussi sûr de moi que si j'avais l'as de pique. Revoir comme pour la première fois ce regard. Et l'année pourrait être... oui, l'année mille neuf cent cinquante-neuf. Et le jour... ce devrait être un jour à toute épreuve. 

— Un lundi, par exemple

— Oui, un lundi.

Et nous y sommes. Lundi quatorze décembre mille neuf cent cinquante-neuf. Huit heures du soir passées. Une chaleur de genèse, inconnue. Monsieur Porterini, posté à la porte des « Dos Teros » dans son costume cireux. Selena entre la première, devant laquelle tous s'effacent, par ordre alphabétique : Amarito, Gonzalo, et Titilini, tous trois empestant le tabac qu'ils essaient de dissimuler sous des effluves d'eau de lavande prodiguée à seaux. Des chaises tapissées de velours ordinaire jaillissent comme des arums de l'escalier qui descend vers le nuage de fumée sombre. Quelle idée, un snack-bar hollandais et souterrain, sur Carlos Calvo et Chacabuco. Le jazz furibond sonne à la vitesse du be-bop. « Un garçon, quel raffinement, dis-donc ! » entends-je, tandis qu'on nous place face à une scène qu'on dirait faite pour des marionnettes.  Des bougies sur la table. Les trois mousquetaires et Selena. Parfois, à cette époque, j'entendais des cloches d'école à midi, je n'ai jamais cherché à en savoir plus. Je fermais simplement les yeux, et j'écoutais. Je percevais un sentiment diffus à travers ces cloches dans la pleine lumière du matin. Un peu niais, on est d'accord. Mais une niaiserie authentique. Dizzy lâche soudain : « Mama Africa ! » et la trompette traverse l'espace en diagonale jusqu'à la galaxie Alpha Centaury.  
        Sur le chemin du jazz, la famille Robinson vole à contre-courant d'une averse de météorites. Moment dramatique s'il en est. Cette tragédie n'aurait jamais eu lieu, n'était la présence du passager clandestin – Dr. Smith – dans la soute. Son poids, non intégré au plan de vol, a fait dévier le vaisseau de plusieurs milliers d'années-lumière de sa route. Quel aurait été le destin de Jupiter II s'il ne s'était trouvé pris dans cet évènement ? Il aurait été très ennuyeux : il serait arrivé à Alpha Centaury. De la façon dont cela s'est produit, tous sont désormais perdus dans l'espace. 

— Je voudrais un Limado Flit on the rocks, dit Selenita, en regardant la carte.

— C'est super fort, dit Gonzalo.

— Acide funébrique, affirme Titilini.

— Tu es majeure, toi ? demande Amarito en jetant de l'huile sur les braises.

— J'ai l'air d'une morveuse ? dit Selena.

— C'est toi qui l'as dit, sourit Amarito en appelant le garçon, pas moi.

Les trois mousquetaires gardiens. Discussions inutiles, surprotection patriarcale garde-forestière. Peu après arrive le grand verre de Limado Flit que personne n'a le courage d'interdire sérieusement à Selena. Les autres ont aussi commandé des cocktails, quoiqu'un peu plus virils, comme le Vase Rouge de Gonzalo, le Kamikaze Japonais de Amarito, et le Saratoga Ice de Titilini. Mais ils sont grands. Selena elle est encore une enfant, même si elle le dissimule. Dix sept ans, à peine. J'ai croisé Jay Jay en sortant des toilettes et il m'a salué, dit Titilini en revenant à son siège, et de se rapprocher ce faisant de Selenita, frôlant pratiquement sa cuisse avec la sienne. Ladies and Gentleman, lance Dizzy, the next tune is.....Maaaaantecaaaaa ! 
        Et tandis que le vaisseau est secoué par une avalanche de météorites, le Dr. Smith réveille le major West, lequel sort la famille Robinson de son animation suspendue, et les soupçons à leur tour s'éveillent devant la présence inattendue du voyageur, qui n'est pas même un passager clandestin mais une canaille doublée d'un saboteur, bien qu'ils ne le sachent pas encore. Mais que serait la vie sans de telles canailles. L'humanité est rétive au bien : des hommes vils, forts, duels. Un malheureux échantillon d'hommes immatures consiste à faire croire aux autres combien il est heureux, combien il se sent bien avec lui-même. Un thème qui, dans les années soixante et soixante-dix, était le ferment de l'art, de la littérature, du théâtre, du cinéma. J'ai dit les années soixante, soixante-dix ? N'importe quelle époque, de fait ! Revenons à mille neuf cent cinquante-neuf. San Lorenzo de Almagro lauréat du championnat ! Les percussionnistes de Dizzy dessinaient maintenant des losanges violets, des spirales orangées, argentées, et se livraient au rite consistant à considérer leurs vœux de musique comme n'importe quel autre gage de sacrifice. Selena riait, riait, riait – et tu ne peux pas nous rire comme ça sous le nez sans que personne ne t'explique que tu ne peux pas rire comme ça. Pas grave, l'important, c'est ta peau, ta peau féminine, la plus inestimable de toutes les peaux, la plus chère et la plus inestimable, mille fois supérieure à celle de l'hermine, du renard argenté, de la chinchilla, ces bestioles du bon Dieu que seul une bête infâme peut étriper pour en faire un manteau. La peau de Selena et rien d'autre, aucune autre bestiole, je le jure : l'univers me serait livré ensuite par surcroît. Je vis sur la lune, certes, j'avoue. Retour à Jupiter II. 

Et celui-ci, d'où sort-il, demandent-ils tous ébahis. Le multimédiatique Dr. Smith se défend comme un rat, logomachique comme il est,  et tâche de persuader les autres de ne plus faire route vers Alpha Centaury. En fait, le sabotage n'est que le début de son plan, ou plutôt du plan de ceux qui l'emploient, car le cynique Dr. Smith, au bout du compte, n'est qu'un misérable sbire au service d'un paquet de billets. Penny, la benjamine du groupe, s'adresse au Dr. Smith sur un ton qui ne donne pas lieu aux si postmodernes malentendus linguistiques : « Monsieur Smith, vous êtes une véritable canaille : vous avez non seulement mis nos vies – et la vôtre – en danger, mais vous tentez en plus de nous persuader de renoncer à notre voyage à Alpha Centaury ». Tous restent sans voix quelques instants. « C'est exact », dit le père Robinson. « Vrai », dit la mère Robinson. « Mais que proposez-vous ? » dit Will. Will est le plus éveillé du vaisseau. C'est un petit enfant, mais il connaît la musique. On appelle ça l'intuition cosmique.

Dizzy crie « Good night! » après avoir soufflé une heure et demie comme un sourd, et un rempart d'applaudissement nous tombe dessus – Attention ! un pied du garçon accroche une chaussure de Titilini, il chancelle une seconde puis rerouve l'équilibre sans qu'aucun verre ne tombe tandis que toute la cave lâche un soupir de soulagement, et Dizzy, qui a tout vu, sourit en murmurant la main en écran : « A bargain, man ». Et nous voilà de nouveau dans la rue, où l'air, comme à la sortie de la bouche de métro, est moins tiède qu'aux « Dos Teros ». Les trois mousquetaires ramènent Selena chez elle. La Kaiser Carabela du père de Titilini, qu’évidemment il conduit, et Selena comme passagère. Sur la banquette arrière, avachis, gisant dans l'oubli comme des œufs préhistoriques rendus mollets par l'absence, Gonzalo et Amarito dodelinent de la tête en soufflant la fumée de leur 43-60. Selena vit chez ses parents dans une maison sobre et bleu ciel, rue Canalejas. La Kaiser Carabela n'avait jamais de problème mécanique, non plus que cette nuit-là devant l'Hospital de Piedras Grises. Simplement, elle était à sec. Bizarre, ça, chez Titilini, lui qui calculait toujours tout, et plaçait tout sous contrôle. Le voilà maintenant qui marche avec un bidon accroché à la main droite, et auprès de lui Gonzalo somnolant : deux chats cow-boys à la recherche d'une station service sur l'avenue Díaz Vélez. A cette heure-là. Et à cette époque. Amarito ne s'est encore rendu compte de rien. Il dort profondément, heureux, sur la banquette arrière de la Kaiser qu'il a désormais pour lui tout seul. Selenita finit par se lasser d'être assise à écouter la radio, elle s'agite, et comme tu t'en doutes, ça fait un moment qu'elle est descendue, non sans avoir au préalable extirpé une 43-60, de la poche de chemise du Bel au Bois Dormant. Elle marche. A petits pas nerveux. Elle s'arrête. Elle va et vient du garde-boue de l'auto jusqu'à la porte d'un immeuble endormi, y appuie doucement la pointe de sa chaussure, et revient poser ses fesses sur le 
garde-boue une seconde, puis retourne jusqu'à la porte. Il fait vraiment chaud. Buenos Aires en décembre peut être un gigantesque four à pizza. Par intermittences la radio de la Kaiser perd les ondes du fait de quelque interférence. Dans l'intervalle on entend nettement les pleurs d'un bébé. L'onde radiale revient et les haut-parleurs continuent d'émettre des publicités pour du papier tue-mouche, des insecticides ou des spirales anti-moustiques. L'alternance de son et d'absence de son réveille le dormeur, qui aperçoit instantanément la peau, cette peau, toute pour lui, tout près, à sa portée. Il va se racler la gorge avant de lui demander : « Qu'est-ce que tu fais, là -dehors ? », il ignore ce qui s'est passé, où sont passés ses concurrents, quelle importance : autant prendre le train en marche. Il est descendu, a allumé une cigarette, l'a tendue précipitamment à Selena, mais s'est rendu compte qu'elle était en train d'en fumer une. « Ce que tu peux ronfler » elle a dit, avec ce même regard jamais altéré en trente-sept ans. « Je ne ronflais pas », il a dit. « Ah ouais ? » « Ouais. Mais à ce que je vois, tu l'as bien cru ». Selena tient le sérieux deux secondes, et éclate de rire à quelques centimètres du nez de Amarito. Non, mais non, non, ce n'est pas possible de rire comme ça ! On t'a jamais expliqué ça, pense t-il en lui soufflant la fumée au visage. « Basta, il fait déjà trop chaud ! » rit le rire qui rit, et lui de lui envoyer plus de fumée encore, et elle de rire davantage. Un nouveau silence permet d'entendre les pleurs du bébé. Tous deux regardent instinctivement vers le haut. Trois fenêtres éclairées au dernier étage de l'Hospital de Piedras Grises. « Quels poumons, le môme », observe Amarito. « Ce sont les fenêtres de la maternité », dit Selena les yeux rivés dans cette direction. « Le plus judicieux, maintenant, dit le major West, c'est de ne pas discuter du futur cap de Jupiter II, mais d'éviter d'aller nous écraser contre les météorites ». Tous courent à leurs places attacher leurs ceintures. Le robot ordinateur de reconnaissance environnementale s'emballe et ses bras en caoutchouc argenté s'agitent. Il avait été programmé par le
Dr. Smith avant le décollage pour détruire Jupiter II. Il est évident que le Dr. Smith ne pensait pas se trouver à bord du vaisseau à ce moment-là. Comme nous le savons, un contretemps anodin l'a empêché de quitter le vaisseau avant le décollage. Cris de Judy. Qu'arrive t-il ? « Le robot. Le robot est devenu dingo. Il veut tous nous tuer ! ». Le robot surgit de l'ascenseur qui distribue les étages de Jupiter II. Tous savent que le Dr. Smith est responsable de la programmation du robot. « Smith, désactivez-le ! » crient les membres de l'équipage. Ils ignorent qu'il est précisément le saboteur, lui qui à présent est saisi de la même peur que les autres, car le danger qu'il a suscité le menace pareillement. Dans la confusion disparaît la photographie de Fernando Pessoa qui flotte désormais près d'un vieil astéroïde qui avait servi de phare pendant les campagnes de la Guerre Tiède. Et hors du vaisseau se poursuit la tempête de météorites. On n'entendait plus les cris du bébé, c'est à dire qu'ils ne l'entendaient plus car ils avaient emprunté la rue de l'Hospital de Piedras Grises. Selena vivait près de là, pas besoin d'attendre que cette marmotte de Titilini revienne avec l'essence. Une rue pavée, les lampadaires avec leur trame de cristal blanc, semblables au chapeau de Lester Young, allumés dans le chocolat poisseux de la nuit décembresque. Les voix résonnent de tout leur éclat silencieux. « Bon, on est arrivés », dit Amarito, qui connaît bien la maison bleu ciel. « Bon, ciao » dit-elle, en sachant qu'il va répondre « Quoi, ciao ? », et elle, affectant l'indifférence, dirait : « Tu as quelque chose à me dire ? ». Mais ce qui est sûr, c'est que Amarito dit « Ciao » lui aussi, et s'en retourne tranquillement. Il lui faut le voir s'éloigner de vingt mètres sans se retourner une seule fois pour qu'elle se risque à le siffler, car elle siffle, et le faire revenir – et lui revient comme si de rien n'était – avec cette tête du dimanche, bien qu'on soit déjà mardi. — J'ai oublié les clés, dit-elle, et je préfère ne pas sonner à cette heure-ci. Allons prendre un café sur Rivadavia. Notez le ton : ç'aurait pu être « Tu m'accompagnes prendre un café sur Rivadavia ? », « Ça te dirait de prendre un café avec moi sur Rivadavia ? » Non. « Allons prendre un café sur Rivadavia ». C'est ça, allons-y. Amarito esquisse un sourire de justice muet. J'ai gagné, et Titilini et sa Kaiser peuvent aller se faire... Elle les attrapait parfois, par le bras ou la main, tous les deux, lui, Titilini, Gonzalo même, mais l'un des trois était toujours là, témoin légitimant le contact physique, les bises amicales, les étreintes, les caresses, les accolades affectueuses. Désormais ils étaient seuls, elle et lui, et elle l'avait pris par le bras, avait pris son bras, et la pression de cette petite main provoquait en lui un sentiment libéré, manifeste, et si elle n'a pas appuyé sa tête sur son épaule, ça n'a été qu'à cause des trente-deux degrés affichés au thermomètre portègne ce matin-là. Il l'a senti, il n'était pas si bête, maintenant qu'il y pense, et dire qu'il se croyait bien plus âgé : quelle sottise. Ils ont commencé à ralentir, en faisant des zigzags sur les pavés, ils savaient parfaitement ce qui les faisait tarder, et en passant au dessus du chemin de fer qui va vers l'ouest, ils ont aperçu un ivrogne, sur la passerelle en fer, qui crachait ou répandait un liquide. Le jour se levait parmi les phares des taxis et des autobus, le café sur Rivadavia est un bar qui n'existe plus : de grandes fenêtres à guillotine, le mot bar inscrit en
demi-cercle, lettres dorées à bord noirs. Je peux rester ici un moment ? Tu m'attends quelques minutes ? Selena dit Non ! Elle sourit, et je réalise qu'elle n'a pas cessé de feuilleter le supplément dominical du journal, tandis que je lui racontais tout comme un imbécile. Sur la table, le cahier de brouillon rempli de mots biffés, de flèches, de cercles, de mots soulignés, la fameuse conférence sur la postmodernité dans les nouveaux États africains : une véritable ignominie. Mais si tu gagnes ta vie en tant que sociologue (et ne fais pas partie de ceux qui produisent leurs propres émissions par câble, sponsorisés par un quelconque lubrifiant sexuel), il n'y pas d'autre remède que d'abonder dans le sens – ou en tout cas ne pas trop le contrarier – de ton employeur, autrement dit le fainéant qui est le premier à te dire : « Voulez-vous gagner des millions en une minute ? ». Et s'écoule ensuite une montagne de sable dans le sablier du temps mort. Je les emmerde avec leur conférence ! — Voilà une pensée bien peu digne de vous, Capitaine Blood, dit Selena. Il n'y a que lorsqu'elle est de bonne humeur qu'elle m'appelle Capitaine Blood. C'est celui qui gouverne, ma chère, qui nous ramène aux barbaries originelles, le cartel de l'esprit mercantile, l'éternelle misère reconduite, comme principe actif des sources de travail, un aller-simple pour le pétage de plomb. Mais elle ne m'écoute pas, elle m'aime au passé, au présent ; elle m'aime dans la vie, et elle m'aimerait jusque dans la mort, mais elle ne m'écoute pas, toujours distante, au delà de tout – « Amar ! » souffle-t-elle dans l'obscurité. Amaro, c'est moi, évidemment, je me suis retenu de le préciser pour ménager l'objectivité. D'accord, oubliez ça. Selena passe maintenant devant le téléviseur au moment précis où le professeur Robinson flotte hors de Jupiter II. Que fait-il là dans son costume d'astronaute argenté ? Ont-ils désactivé le robot ? et aucun souvenir de la tempête de météorites. Ah, ça y est, j'ai compris : le professeur Robinson est sorti arranger une antenne de Jupiter II. Sans doute abîmée par les météorites. Observez-le l'air de rien, nager, flotter légèrement dans l'espace. Seule une corde l'unit au vaisseau qui commence d'ailleurs à s'effilocher – grand moment de tension – et rompt au moment précis où le professeur atteignait la porte du vaisseau. Ça, c'est vraiment pas de chance. Selena se poste exactement devant le téléviseur : au début ça ne me gêne pas car je n'ai toujours pas réalisé qu'elle s'y était arrêtée. Je lui demande pourquoi elle s'est arrêtée juste devant l'écran. Pour voir si tu regardes vraiment la télévision, répond-elle, en plus d'écrire cette foutue conférence, d'écouter de la musique, griffonner des brouillons, et feuilleter le supplément du dimanche... tandis que tout son dimanche à elle passe dans les mots croisés. — C'est quoi ? sortant du champ Selena s'allonge placidement sur le canapé en se plaignant d'un quelconque problème articulaire peu crédible. — Une VHS d'une série de science-fiction des années soixante. — Je peux savoir où tu te l'es procurée ? — C'est un élève qui me l'a prêtée, pour m'aider à retrouver les racines de la postmodernité, il a dit. — Dans un vaisseau spatial en noir et blanc ? — C'est débile, je sais bien. Dans toute histoire humaine, chaque modernité a eu sa postmodernité. Je suppose que c'est la gueule de bois consécutive aux périodes de changements socioéconomiques et politiques plus profonds. — C'est ce que tu comptes expliquer dans ta conférence ? — Non, je ne suis même pas sûr de le penser. — Les tomates, ce sont des fruits, non ? ou des légumes ? — Des plantes, je crois. — Tu passes ton temps à croire. — C'est mal ? — Est-ce que je sais, moi. Non, pas à notre époque. — Notre époque ? — De désintégration philosophique, sourit-elle, avec une moue fugace. Je l'ai considérée gravement. — Tu sais que tu pourrais m'écrire cette conférence ?